La Rochelle 2022 | Pier Paolo Pasolini, archaïque et moderne

La Rochelle 2022 | Pier Paolo Pasolini, archaïque et moderne

Pour le centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini (1922-1975), le Festival de la Rochelle lui a rendu hommage avec une rétrospective intégrale, tandis que plusieurs de ses films sortent en France en copies restaurées. Pasolini reste encore aujourd’hui un cas unique dans le paysage cinématographique mondial. Sa vie scandaleuse – chacun de ses films lui apportant son lot de procès – et sa mort spectaculaire – il a été assassiné sur la plage d’Ostie, près de Rome – ne doivent pas faire de l’ombre à son œuvre protéiforme et pourtant immensément cohérente. Avant d’être cinéaste, Pasolini est poète, essayiste et romancier, et sa façon de raconter des histoires – ou peut-être plutôt de ne pas les raconter – est marquée par les contradictions apparentes d’un artiste homosexuel, marxiste, athée, baigné dans le catholicisme et inscrit dans le paysage mouvant de l’Italie d’après-guerre, comme un prophète adulé et haï en son pays.

Le scénario Pasolini : le mythe

Si Pasolini fut scénariste, notamment pour Mauro Bolognini et Federico Fellini, il construit ses propres histoires contre une règle élémentaire de la dramaturgie : le suspense. En effet, dans ses films, tout est joué d’avance. Non seulement il aime à adapter des mythes que le spectateur ne connaît que trop bien, mais en plus la fin de l’histoire est annoncée par les personnages en cours de récit – ce sont des tragédies : c’est le cas de L’Évangile selon Saint Mathieu (1964) où le Christ prédit sa mort et la trahison de Judas comme sa résurrection, mais aussi d’Œdipe roi (1967), qui fuit une prophétie pour mieux la réaliser, et de Médée (1969), qui rêve sa vengeance avant de l’accomplir. Il faut donc s’abandonner devant les films de Pasolini, accepter de passer d’image en image, de tableau en tableau – le cinéaste dans sa jeunesse se rêva brièvement peintre.

L’évangile selon Saint Mathieu


La dramaturgie de ses films fonctionne ainsi sur la répétition et l’accumulation : sa « trilogie de la vie » entre 1971 et 1974 (Le Décaméron, Les Contes de Canterbury, Les Mille et une nuit) adapte des contes comme autant de chapitres en faisant disparaître les coutures de la narration. La peste du Décaméron qui sert de cadre du récit de Boccace est bien là mais on ne voit pas les jeunes gens qui se réfugient dans une campagne idyllique et se racontent les histoires pour passer le temps.

Dans son dernier film, Salò ou les 120 journées de Sodome (1975), adapté de Sade, la répétition devient enlisement cyclique : le film orchestre une suite de supplices présentée sous la forme de cercles – comme dans l’Enfer de Dante : après le vestibule de l’enfer, il y a le cercle des passions, celui de la merde et celui du sang. La structure même des films fermant chaque histoire comme une page à tourner est en réalité plus proche de la poésie que du roman. En cela, Pasolini cinéaste est indissociable de Pasolini poète.

Salò ou les 120 journées de Sodome


Le film-matrice de la dramaturgie pasolinienne, c’est Théorème (1968). Là encore le suspense est annulé dès la première scène : des images d’ouvriers furieux nous annoncent la fin – un patron vient de quitter son usine, en la leur donnant. Le cinéaste imagine une visitation : un invité mi-ange mi-démon (Terence Stamp) débarque et séduit tour à tour le père, la mère, le fils, la fille et la servante de la maison, avant de disparaître. Nous sont montrés, dans un premier temps, comment chacun en vient à coucher avec l’hôte, puis dans un second temps, comment son absence est vécue. Dans la présence comme dans l’absence, il s’agit là encore de répétition : c’est un jeu de variations entre le fils et la fille, le père et la mère, la famille et la bonne. Le film devient une démonstration, ou plus exactement un objet de contemplation (puisque c’est le sens du mot grec « Teorema »). Théorème est bel et bien un art poétique : le spectateur ne suivra l’histoire qu’à condition de faire lui-même le travail d’interprétation. Ainsi, Pasolini fait de son spectateur volontaire un sujet pensant.

Allégorie et réalité

Qu’on ne s’y trompe pas, la forme archaïque des films de Pasolini n’en fait pas un cinéaste passéiste. Les récits, Théorème en tête, questionnent le monde dans sa modernité – faussement – changeante. Les ouvriers qui ouvrent le film font écho aux mouvements sociaux de 1968 – pour mieux s’y opposer – et c’est aussi l’époque contemporaine qui ouvre et clôt Œdipe roi : il s’agit de confronter mythes et légendes à une réalité bien d’aujourd’hui, l’après fascisme, la société de consommation victorieuse des années 1960 – une nouvelle forme de fascisme plus pernicieuse, disait-il.


Les deux premiers films de Pasolini forment un diptyque plus immédiatement contemporain : Accattone (1961) et Mamma Roma (1962) regardent la Rome des années 1960 des proxénètes et des prostituées. Les personnages-titres ne sont pas filmés comme des héros néoréalistes, mais plutôt comme des figures religieuses. La rédemption tombe sur le personnage d’Accattone alors que Mamma Roma s’ouvre sur un repas filmé comme la Cène et montre la mort du fils comme un supplice sur la croix. Impossible là encore de comprendre le sens du film sans effectuer un travail d’interprétation : Mamma Roma est l’histoire d’une prostituée aveuglée qui, parce qu’elle se rêve bourgeoise (les séduisantes lumières de la société de consommation), causera la mort de son fils. Les récits deviennent des allégories aussi sacrées que marxistes.


Revenons à la fameuse démonstration de Théorème : une fois l’ange Terence Stamp parti, il reste donc cinq façons de vivre son absence. Une seule semble porter ses fruits, donner lieu à une renaissance, c’est celle de la servante (Laura Betti). En effet, la fille s’emmure dans le silence, le fils vaguement artiste urine piteusement sur ses toiles, la mère se perd dans des actes sexuels répétitifs, le père quitte son usine pour rien, là où l’exemple de la servante donne lieu à un possible avenir : elle retourne vers la terre, son village de campagne, qui fait d’elle une sainte. D’une de ses larmes, naît une source qui permettra la vie. Heureuse servante qui elle seule aura fait quelque chose de la révélation. Pasolini écrit un article fameux sur la disparition des lucioles à Rome (à cause de la pollution), lucioles qu’il compare à tous ceux et celles qui sont rejetés – prostituées, homosexuels, paysans… Les lucioles, c’est le contre-pouvoir, celui qu’il évoque et réveille de film en film.

Accattone

Sacré et profane : l’homme en son désert

Si Pasolini ne cherche pas le réalisme, il fuit logiquement sa figure principale : le plan-séquence. Là où la durée du plan long crée une illusion de réalité, le cinéaste préfère la distanciation. Le montage se voit comme pour mieux révéler l’artifice du collage – à commencer par celui de l’image et du son. Ainsi les gospels de L’Évangile selon Saint Mathieu créent un anachronisme fécond, de même que la Passion de Bach ou la musique de Vivaldi (musique noble) sur un proxénète et une prostituée (sujets bas) dans respectivement Accattone et Mamma Roma choquèrent par leur audace en leur temps.

A l’image, Pasolini ne s’encombre pas davantage de réalisme. Lorsque, par exemple, le Christ délivre la bonne parole, les plans sur son visage s’enchainent en une suite de gros plans : aucun contrechamp ne vient rompre le fil de la parole, le décor s’efface, et le visage du Christ ne laisse place en fondu qu’au visage du Christ. Le gros plan est bel et bien le cœur battant du cinéma de Pasolini ; la narration est le visage. C’est l’origine et la fin de son cinéma. Bouleversé par celui d’un jeune militant communiste espagnol (Enrique Irazoqui), il insiste pour qu’il incarne le Christ. Et comment oublier les gros plans de Franco Citti dans Accatone, d’Anna Magnani dans Mamma Roma, de Maria Callas dans Médée et de Ninetto dans presque tous les films de Pasolini ? Pasolini en fait des icônes. Seul peut-être son dernier film, Salò, ne rend pas hommage au visage, et pour cause : il raconte la fin de l’humanité.

Maria Callas dans Médée


Pasolini questionne ainsi ce qui reste de l’homme dans ce monde en mouvement – un mouvement de chute à n’en pas douter. Dans plusieurs films, revient l’image obsédante du désert. Au-delà de la portée biblique (l’exil de la Pâque juive, la dernière nuit dans le désert du Christ), le désert apparaît comme un ailleurs qui résonne à l’intérieur même des personnages. Des images du désert entrecoupent le présent de Théorème, comme un appel de l’imaginaire du père. Et là où le mythe l’autoriserait pleinement à le filmer, Pasolini préfère montrer la civilisation : Œdipe aveugle n’erre plus dans un désert mais dans la Bologne des années 1960, la société contemporaine donc – ce qui en dit long. Le monde comme illusion, le désert comme oasis ? Là encore le cinéaste oblige son spectateur à penser.


Comme chez tous les grands artistes, la morale et l’art de Pasolini ne font qu’un. Dans Des Oiseaux petits et gros (1966), sa plus belle comédie – car oui il y aussi beaucoup d’humour dans son œuvre –, le grand Toto et l’amoureux Ninetto doivent évangéliser les oiseaux, apprenant la langue de chacun, et tenter de réconcilier les gros et les petits, les forts et les faibles. Mission impossible, espoir sublime. Car elle trace au cœur du monde la possibilité de guérir celui-ci de son injustice fondamentale et, dans le même geste, de réconcilier le profane et le sacré. Les deux moines franciscains, comme le Christ, comme Médée, comme Laura Betti dans Théorème, voient et opèrent un autre monde derrière le monde… Seuls ceux et celles qui croient encore au sacré auront donc vécu, et aimé.

Martin Drouot à La Rochelle