La Rochelle 2022 | Le cinéma de Binka Zhelyazkova, impressionnante découverte

La Rochelle 2022 | Le cinéma de Binka Zhelyazkova, impressionnante découverte

Quatre films de la réalisatrice bulgare Binka Zhelyazkova ont été présentés au Festival de La Rochelle en amont d’une ressortie prévue en salles pour mars 2023 grâce à Malavida. Elle est officiellement la première femme cinéaste de la nouvelle république socialiste de l’époque. Sa carrière, qui s’étale de 1957 à 1988, est indissociable du régime avec qui elle entretient des rapports tendus. En effet, elle est accusée de formalisme et les ambiguïtés de ses personnages ne passent pas inaperçues : sur ses neuf long-métrages, quatre sont censurés jusqu’à la chute du communisme.

Ses deux premiers films, au noir et blanc somptueux, La Vie s’écoule silencieusement (1957) et Nous étions jeunes (1961), évoquent la résistance communiste pendant la Seconde Guerre Mondiale décrivant avec précision un réseau de jeunes gens – dont elle fut partie prenante avec son compagnon et co-scénariste, Hristo Ganev. Elle réalise le second en réponse à l’interdiction du premier – qui ne sortira qu’en 1988. Politiques, ses films le resteront pleinement : Le Ballon (1967), qui n’est pas sans rappeler Fellini et annoncer Kusturica, flotte au-dessus d’un village et attise les convoitises ; La Piscine (1977) orchestre la valse-hésitation d’une jeune fille entre deux hommes plus âgés, un acteur et un architecte dissidents, alors que la mère de celle-ci, présentatrice télé, suit les règles du régime avec cynisme. Les objets-titres, le ballon et la piscine, sont deux leurres qui finissent vidés de leur substance (l’air et l’eau) : ils nous enjoignent à regarder ailleurs, vers les trahisons des personnages et du pouvoir dans une société en crise. Penchons-nous plus particulièrement sur Nous étions jeunes qui, derrière le récit haletant d’un groupe de résistants, dévoile un art de la mise en scène singulier.

Nous étions jeune

L’individu et le groupe

Si le film repose sur un jeune couple, chaque scène est construite comme un ballet collectif. L’arrivée des jeunes gens dans une maison en ruine qui leur sert de cache se fait ainsi par tous les côtés : l’un entre par la porte, l’autre par la fenêtre, un autre reste suspendu aux escaliers, le cercle se compose autour d’un cœur mouvant, l’espace est sans cesse remis en question. Ce jeu avec la géométrie est encore plus brillant dans la scène de l’attentat raté. Dans un café où des nazis se réunissent, les jeunes gens doivent allumer une bombe cachée dans une sacoche. Un duo joue au couple au premier plan, tandis qu’un jeune homme pose le cartable et qu’un autre use de tout son bagou pour déplacer un malencontreux alcoolique qui les gêne. La caméra se déplace des uns aux autres, alerte à saisir le moment de tension de chacun. Binka Zhelyazkova aime filmer les êtres dans un espace clos, questionnant ainsi la viabilité d’un groupe fait d’individus qui, tôt ou tard, se mettront à douter les uns des autres. Les changements de place sont autant physiques que symboliques – le jeune couple de la fin effaçant le précédent.

Identités mouvantes

Dans une scène de discussion, une série de panoramiques nous fait passer d’un groupe à l’autre alors qu’ils ne sont pas dans la même pièce : les dialogues se complètent et se répondent, l’espace est incertain. Le montage transforme les différentes chambres en un espace mental et collectif. Mais la réalité physique de ce monde est sans cesse mise à mal à commencer par des décors troués – guerre oblige : les portes n’ont plus d’utilité, les murs ne cachent plus rien.
Dans ce jeu de sape, l’identité est fluctuante. Le séducteur se révèle traître, alors que celui que les camarades soupçonnent de traitrise est en réalité le plus sincère des résistants et des amoureux. Incapable de révéler ses sentiments à son amante, ce dernier écrit une lettre d’amour sous forme de lettre d’adieu. La vérité est révélée trop tard, en voix off, alors que la jeune femme disparaît derrière les arbres, coupable de ne pas l’avoir assez cru.

Nous étions jeune

L’art en négatif

C’est un autre beau personnage féminin qui donne la clef du récit : une jeune voisine photographe condamnée à rester à sa fenêtre car elle est handicapée. Selon elle, ce qui est noir devient blanc et vice versa. Elle évoque ainsi le développement photographique autant que l’âme humaine. Elle finit d’ailleurs par voir la réalité en négatif, révélant les illusions de ce monde instable. Lors des nombreuses scènes nocturnes, la réalisatrice joue avec les reflets, suivant notamment les ombres d’un couple qui marche plutôt que les corps : le réel n’est jamais aussi simple qu’on l’aurait souhaité. Et la pleine lumière est ici rien de moins que la mort. Si la mèche de la bombe ne part pas dans l’attentat manqué, le camarade arrêté finira les mains en feu, brûlant telle une torche vivante. La lumière ainsi faite n’aura dissipé que quelques mensonges, mais c’est toujours trop tard dans ce film où seule la beauté de l’art peut tout faire oublier. Le jeune résistant, censé lancer des tracts lors d’un ballet, reste fasciné devant le spectacle et en oublie sa mission. Si la scène est d’une rare poésie, elle révèle en miroir tout l’art de Binka Zhelyazkova : seule la beauté des images peut nous faire oublier quelques instants la violence du monde.

Martin Drouot à La Rochelle