A peine six semaines après la projection en compétition au Festival de Cannes de son dernier film, La femme de Tchaïkovski (prévu en salles d’ici la fin de l’année), le metteur en scène russe (exilé en Allemagne) Kirill Serebrennikov présente sa dernière création théâtrale dans la Cour d’honneur du Palais des Papes au Festival d’Avignon : Le moine noir.
Le cinéma de Serebrennikov aime la transgression, l’obsession et l’aliénation. C’est affaire de jalousie et d’envie, de choix de vie et de soumission, de foi (en Dieu, en l’art, en l’amour) et de rebellion (par la musique, le dessin, la résistance, l’obstination). C’est un cinéma fiévreux et endiablé comme un rock, hallucinatoire et déraisonné, poussant les personnages dans leurs derniers retranchements (auto)destructeurs.
Génie vulnérable à la folie
Le moine noir, adaptation du texte d’Anton Tchekov, n’échappe pas à ces thèmes ni à l’énergie et l’intensité de son metteur en scène. En quatre chapitres, Serebrennikov décline avec une force magistrale l’histoire d’André Vassiliévitch Kovrine, intellectuel en burn out qui vient se réfugier chez Pessotzky, horticulteur réputé dont la propriété est dotée d’un splendide jardin, et sa fille Tania. Cette retraite dans cet éden provoque en lui un tourments d’émotions et de réflexions, l’amenant au bord de la folie. Son génie ne le protège pas et un moine noir apparaît mystérieusement lors de ses rêveries et de ses cauchemars…
Sur scène, Kovrine est incarné par trois comédiens (mention spéciale à Filipp Avedeyev, qu’on peut aussi voir dans les films du cinéaste Leto et La Femme de Tachaïkovski, et qui transcende toute la pièce en n’étant présent qu’à partir du troisième acte). Chaque volet propose un point de vue différent (le père, la fille, l’invité, les moines) avec un Kovrine qui varie physiquement et comportementalement.
Indéniablement, il y a une patte Serebrennikov. Que ce soit dans son cinéma ou dans son théatre, outre les points communs qui traversent les récits et ses personnages, le metteur en scène ajoute sa touche en toute occasion. Multipliant les points de vue, jouant de la répétition (avec de belles digressions et oscillations), il nous emmène dans une spirale qui prend son accélération progressivement. La mise en scène l’emporte alors sur le texte.
Un vent de liberté
Dans ce cadre monumental avignonnais, où souffle un vent bienvenu qui produit l’effet d’une tempête, les décors évolue vers une abstraction, enrichie par de la vidéo, qui accentue la folie ambiante. Mêlant ainsi cabaret, performance, théâtre classique, Kirill Serebrennikov peut nous amener à son quatrième acte, soit un final qui ne se soucie plus d’une narration classique. Le théâtre l’emporte, avec tous ses outils, pour délivrer une tornade de danses, de gestes, d’images, de comédiens cavalant dans tous les sens, de paroles clamées et de personnages qui s’effacent. Incontestablement, le metteur en scène sait comment illustrer la démence, l’oppression et la difficulté à s’en émanciper. « La liberté n’est peut-être qu’une illusion, mais n’est-il pas préférable de vivre d’une grande illusion ?« .
Tout n’est que visuel. Les comédiens sont pris dans le cauchemar psychotique de Kovrine et les moines noirs apparaissent. Tels des dervirches tourneurs, les moines nous embarquent dans un tourbillon fatal et final. L’obscurantisme assombrit l’eden originel, ce jardin où tout semble simple et ordinaire, et dévaste les quelques restes de la raison du personnage. La légende du moine noir s’incarne sous la forme d’une hallucination et traduit les démons intérieurs d’un homme qui voudrait tutoyer les cieux plutôt que de laisser ses racines le faire grimper vers les nuages.
L’impossible échappée en solitaire
En juxtaposant ses deux œuvres de l’année – La femme de Tchaïkovski et Le moine noir -, on constate que les idéalistes et les artistes subissent une souffrance invisible, et se transportent irrémédiablement dans un monde où ils n’ont plus leur place. Le sacrifice est comme toujours inévitable. Hormis écrire, composer, dessiner, jouer, il ne leur reste rien, même pas l’amour. Nul refuge. Juste la mort qui rode dans les deux œuvres. Mélange de réalisme et onirisme dans un même esprit de confusion des sensations, ces deux vertiges, tout à la fois existentiels et spirituels, ne fait émerger que le déni de ses personnages face à réalité : l’absence d’amour (et même le rejet par l’époux) pour La femme de Tchaïkovski, l’emprisonnement dans ses pensées (jusqu’à la folie) pour Kovrine.
Et comme toujours, Serebrennikov ne s’embarrasse pas de morale ou de jugement. Il préfère l’amertume et même l’acidité de ses personnages complexes et absolutistes, coupables de leurs propres maux, mais pas forcément responsables de leurs délires. Dans ce tourbillon de la vie, ils sont entraînés par le fond, enchaînés à leurs obsessions et par une quête de vérité impossible : « Etre libre, c’est être l’élu, servir la vérité, chercher la vérité, être de ceux qui rendront l’humanité meilleure« .
Sur la scène d’Avignon, Serebrennikov ne peut pas se passer des images en mouvement, de la musique, des allégories. Avec cette pièce, où en guise d’épilogue il enjoint d’arrêter la guerre (russo-ukrainienne), il démontre que théâtre ou cinéma peuvent provoquer des émotions similaires, avec des narrations forcément singulières, dès lors qu’on insuffle à son art le goût du spectaculaire et la splendeur visuelle.