Reprise | Gerry, une longue et fascinante marche initiatique

Reprise | Gerry, une longue et fascinante marche initiatique

Deux amis veulent se balader dans le désert. une promenade le long de sentiers balisés et touristiques. Ils décident de dévier un peu. Et se perdent. Ils retournent sur leurs pas et s’égarent encore plus. De là leur amitié est mise à rude épreuve, entre découragement, déshydratation, épuisement. Ils se parlent de moins en moins, essaient toutes les possibilités géographiques et pensent à la mort. Pas celle des jeux vidéos. La leur.

Gerry a déjà 20 ans. Et à l’époque, nous étions déjà fascinés par cette œuvre allégorique de Gus Van Sant. Il ressort aujourd’hui en version restaurée, ce qui n’est que justice pour un film à l’esthétique si particulère, qui fait aujourd’hui référence dans le genre.

Hésitons sur le qualificatif. Ovni? Tant que ça? Expérimental? Vraiment? Contemplatif? Seulement? Un peu de tout ça, et plus encore. Certains diront : soporifique, ennuyeux, inintéressant. Et en fait, peu importe (même si nous ne sommes pas dans ce camps). Un an avant l’excellent Elephant, Gus Van Sant s’aventurait dans les grandes étendues désertiques et s’y perdait, avec une forme de délectation. L’expérience, plus brouillon et moins cérébrale que sa Palme d’Or, possède une puissance indéniable. Filmant au présent, se débarrassant des conventions narratives, éludant la présentation et la psychologie des personnages (au point de se demander s’il ne s’agit pas d’un mirage), le cinéaste livre un film plus qu’épuré : dénudé.

Et comme tous fils électriques dénudés, on frôle le danger. Peu de mots sont échangés. Ici deux notions prennent une réelle dimension : le temps et l’espace. Pas besoin de violeurs (Twentynine Palms), de grosses bestioles, de créatures surnaturelles ou d’une suceuse (The Brown Bunny), l’action réside dans l’unique piège forgé par ses artisans ; la perte de repères. Juste le silence qui interfère dans ce temps qui passe, fatal et cet espace, déroutant et mortel. La respiration des individus a, conséquemment, plus d’importance que les dialogues, rares. Et quand il surgissent, qu’ils nous surprennent, il y a un temps, un léger décalage, pour comprendre de quoi ces deux amis parlent. Van Sant s’attache à coller à une réalité. Le film n’est qu’un morceau de la vie de Gerry. Grâce à leurs conversations, on devine à quoi elle ressemble avant l’arrivée dans le désert. Le spectateur prend en cours de route leur amitié, et le film ne parle que de ça. Jusqu’à l’extinction totale de cette relation.

Le plus beau moment d’ailleurs n’a rien à voir avec les mots. Comme télépathes, ces deux complices se regardent du coin de l’oeil et amorcent une course à pieds, vivifiante, véloce. Sans rien dire, ils jouent le jeu. Et à l’instar de tous ses bons films, Van Sant filme la jeunesse américaine comme personne, sans pathos, sans provocation. Ses héros traînent le désespoir et la mélancolie des êtres mal dans leur peau. Et leur beauté romantique aussi. Incarnés par le parfait Matt Damon et le non moins parfait (mais plus attachant, plus beau, plus barvard) Casey Affleck (le frère de l’autre), Gerry invite d’autres personnages : le paysage, les nuages, la solitude. Entre folie intérieure et agression extérieure, les deux jeunes hommes vont tenter de retrouver leur chemin. Allégorie ou fait, divers. Quoiqu’il arrive, le voyage sera mortel. Ils peuvent conquérir Thèbes dans un jeu vidéo virtuel mais sont incapables de s’orienter dans ce désert californien. Tout est là. En temps réel.

Et puis, parfois, Van Sant, s’autorise une déviation. Aux frontières de l’absurde quand Affleck (Casey, hein, pas Ben) est perché sur son rocher. Episode parmi les épisodes, le moment semble culte, hilarant. Ce serait un film muet, ça nous ferait le même effet.


C’était peut-être la vocation première de Van Sant. Réaliser un film qui renoue avec l’essence du cinéma, la puissance d’évocation des images. Il y a bien sûr le son. Mais ce sont les pas qui s’enfoncent dans le sable. Et sinon des délires verbaux de la génération Tarantino. ils sont interchangeables et n’ont rien de significatifs. On déresponsabilise les mots, anodins, perdus à jamais, envolés dans cet espace immense où Gerry et Gerry sont seuls face à leur effondrement intérieur Leur fatigue est plus visible. Ils ne deviennent que l’ombre d’eux mêmes dans une image aussi suave et splendide que leur perdition est dure et morbide. Leur déchéance fait écho à une forme de destruction des relations humaines telles que le cinéma cherche à les transformer pour les enfermer dans un cadre narratif qui lui est propre.

Le film, magnifique, aride décevra sans doute les admirateurs d’Elephant. Gerry apparaîtra au mieux comme une ébauche d’un nouveau style, d’une nouvelle période du réalisateur, ou au contraire son épilogue. Après tout Gerry est une prolongation de ses films d’errance, d’amours et d’amitiés masculines comme Mala noche ou My Own Private Idaho, avant lui, ou Paranoïd Park quelques années plus tard. Mais, contrairement à ces films, tous des merveilles de la filmographie du réalisateur, Gerry se distingue par son approche sensorielle. Comme une méditation ou une hypnose qui nous transcende sans jamais savoir jusqu’où elle va nous emmener, ou à quel point elle peut nous changer.

Cet hommage à la solitude, interminable, forcément, est l’histoire de deux jeunes mecs pour qui aller vers le sud s’est avéré « un putain de désastre« . Les détracteurs y verront un documentaire National Geographic sur des nuages en mouvements. Hors, tout est existentiel. Ici point d’amour, mais la mort. Et des corps, paralysés, immobiles. Il faut du temps pour apprécier le spectacle. De la patience. Le film n’est pas à consommer, mais plutôt à se délecter, voire à contempler.

D’ailleurs est-ce que Gerry a existé? Sont-ils vraiment deux? De cette exploration que retient-on? Un voyage initiatique, la perte de l’innocence, la violence intérieure? Hésitons sur l’interprétation, ou laissons-la à chacun. C’est toute la splendeur de cette expérience.

Gerry (2002)
Ressortie en version restaurée le 17 août 2022
Production : My Cactus Inc.
Distribution : MK2 Diffusion (à l'origine) ; Carlotta (réédition)
Réalisation : Gus Van Sant
Scénario : Casey Affleck, Matt Damon, Gus Van Sant
Montage : Paul Zucker
Photo : Harris Savides
Musique : Arvo Part
Durée : 103 mn
Avec Matt Damon, Casey Affleck