[Lumière 2022] « Yojimbo » : quand Akira Kurosawa invente le western-spaghetti

[Lumière 2022] « Yojimbo » : quand Akira Kurosawa invente le western-spaghetti

En 1961, les spectateurs s’ont lassé des films de Samouraïs. La fin d’une ère cinématographique industrielle sur ces héros de la mythologie japonaise. Depuis les années 1930, le genre a produit quantité de films au Japon. L’occupation américaine (et la censure qui allait avec) d’après-guerre allait interdire ces films trop attachés à la culture de la loyauté et du sacrifice. Pourtant, en 1950, Akira Kurosawa ose Rashomon, succès international qui relance le héros en kimono, prêt à utiliser son sabre. Le genre évolue, de façon plus dramatique, voire sociale et de grands films comme La porte de l’enfer (Teinosuke Kinugasa, 1953) et Les sept samouraïs (toujours de Kurosawa, 1954) relancent la production de films en costumes et en combats. Le Japon, en pleine mutation et modernisation, cherchait dans ses racines une identité pour faire le lien avec son présent.

Si l’on sait que Les sept samouraïs ont engendré un remake américain, Les sept mercenaires, façon western, on sait moins qu’un autre film de Akira Kurosawa, Yojimbo, préfigurait le western-spaghetti.

Yojimbo, présenté au Festival Lumière cette année à Lyon, est une pépite méconnue, et pourtant, terriblement atemporelle. Il suit un ronin, soit un anti-héros, un samouraï sans maître, révolté contre l’injustice, contestant toute forme de hiérarchie, dans un contexte social et politique corrompu et inégalitaire. Ce n’est pas le premier ronin du cinéma : déjà Daisuke Ito avait fait évoluer la figure du Samouraï avec un cinéma plus réaliste, et Akira Kurosawa utilisa lui-même cette figure nihiliste dans Les sept Samouraïs.

Démystification

Mais Yojimbo, Le garde du corps, est un vagabond errant, seul contre tous, méprisé et convoité. Plus qu’un anti-héros, il est un justicier doté d’une haute image de lui-même et d’une morale intransigeante. Arrivant dans un village paumé qui se livre à un combat de chefs, il ne peut compter que sur sa malice, son sabre et sa force pour en finir avec cette guerre locale et mortifère. Il élabore des plans, manipule ces idiots du village, et ne tue qu’en dernier recours pour sauver une famille, un complice ou sa peau.

Dans ce carnage où le village plonge dans une forme d’autodestruction sauvage et sanglante, ce Yojimbo qui se gratte en permanence, qui boit trop de saké, qui quémande du riz et qui observe de haut les deux camps prêts à mourir pour un brin de pouvoir illusoire, est un loser magnifique. Il est brillament incarné par la plus grande star japonaise de tous les temps, Toshiro Mifune.

L’acteur a su capter l’aspect parodique du film, mais surtout il donne corps à la transgression que Kurosawa insuffle au genre. Le réalisateur casse tous les codes pour faire du film une comédie sociale, un drame politique, un western jubilatoire, un suspense décalé, un conte moral aussi amusé que son personnage principal quand il contemple la bêtise de ces deux gangs d’abrutis.

Codes

Akira Kurosawa plante aussi une nouvelle grammaire du cinéma. La musique souligne à la fois le tragique et le burlesque, dissonante, qui rappellera celle de Kill Bill de Quentin Tarantino à certains moments. Cette musique, il en tire aussi une forme de chorégraphie (dans les combats notamment), qui fait écho à des musicals (on se croierait dans West Side Story dans certaines séquences). Il nous enferme dans un village de rues désertes et portes closes, où seul le vent siffle et soulève la poussière. Il porte un regard critique sur ces hommes affruex, bêtes et méchants, cupides, assoiffés de sang et d’argent, ivres de pouvoir et de cruauté, traitant les femmes comme de vulgaires prostituées. En accentuant à gros traits (contre-plongées et grands angles à foison) chacun de ces éléments, le cinéaste flirte avec le grotesque et la surdramatisation, à dessein. Pour mieux nous montrer le ridicule de ce conflit de clochermerle. Il n’y a que deux issues : l’un des camps est victorieux par K.O. (et la présence d’un Samouraï peut aider au triomphe) ou les deux camps s’exterminent par stupidité.

Autant dire que Kurosawa nous offre du grand divertissement, avec à son paroxysme la sucession d’une évasion périlleuse et d’un combat final imprévisible. Rien d’héroïque ici. C’est l’intelligence qui prévaut sur la violence. Aux portes de l’enfer, l’humour s’invite souvent avec des dialogues caustiques.

Plagiat

Evidemment, tout cela nous fait penser à Pour une poignée de dollars de Sergio Leone, réalisé trois ans plus tard. Sergio Leone utilisera et absuera du concept du justicier solitaire dans un monde paumé, plein de ploucs et pour ainsi dire perdu. Le cinéma du cinéaste italien sera lui-même pillé par Tarantino quatre décennies plus tard.

En attendant, Kurosawa n’a pas trop apprécié que Leone fasse un remake de son film sans le citer (Leone considérant que Yojimbo était un film mineur, mais reconnaissait qu’il s’en était inspiré sans complexe). Factuellement, les producteurs de Pour une poignée de dollars, film à 200000$, n’avaient pas prévu le succès de ce film incendié par la critique et n’avaient donc pas pris la peine de négocier les droits de Yojimbo. Et même si Yojimbo est librement adapté d’un polar du romancier Dashiell Hammett et d’une variation d’Arlequin de Goldoni, Akira Kurosawa les attaque en justice. Le plagiat est reconnu (et assez évident, avouons-le). Il gagne et obtient les droits de distribution du film pour tout l’Extrême-Orient ainsi qu’une partie des profits dans le monde entier. Encore aujourd’hui…