[Lumière 2022] Sidney Lumet, un cinéma au bord de la crise de nerfs

[Lumière 2022] Sidney Lumet, un cinéma au bord de la crise de nerfs

Dès son premier film, Douze hommes en colère, Sidney Lumet a posé les bases de son cinéma. Une mise en scène qui ne veut pas être ostentatoire, une direction d’acteur et d’actrice précise (nombreux ont été nommés ou lauréats dans les plus grands festivals comme aux Oscars), une dissection des maux de la société, et enfin, des personnages, notamment masculins, en proie à des dilemmes et des cas de conscience qui les amènent au bord de l’abîme, sans savoir s’ils vont y plonger ou se sauver.

En proposant une grande partie de sa filmographie, le Festival Lumière 2022 met un coup de projecteur à ce réalisateur américain injustement dévalué. Pour ne pas dire sous-côté. Dans le panthéon du cinéma américain, il n’a pas l’aura des Pollack ou Altman. Sans doute paye-t-il son éclectisme, quelques insuccès dans une œuvre prolifique, et une vision du monde trop désenchantée pour une Amérique baignant dans l’optimisme forcené.

Sidney Lumet, en revoyant sa filmographie, a réalisé de grands films dont on peut tracer des lignes communes : le huis-clos, le conflit (intérieur, social, familial), l’oppression d’un système, la lutte contre le déterminisme, la vulnérabilité masculine, le poids des erreurs…

Cela a donné quelques classiques : outre Douze hommes en colère, citons Serpico, Une Après-midi de chien, The Verdict, Le crime de l’Orient-Express, La colline des hommes perdus, Long voyage vers la nuit, Le rendez-vous, L’homme à la peau de serpent… À chaque fois, il change de style, s’adapte au récit, trouve les plus grands interprètes, tente d’amener à lui une histoire qui n’est pas personnelle. A ce titre, son plus grand film, et son plus prophétique, reste Network (1976).

Pendant 50 ans – de Douze hommes en colère à 7h58, ce samedi-là, le cinéaste aura décrit des individus, aspirant à une justice, une vérité, un rêve, confronté au mal, à une société corrrompue, à un système broyeur.

Dans deux de ses films, radicalement différents, présentés au Festival Lumière, on admire cette dextérité cinématographique de pouvoir réaliser à la fois un drame mélancolique familial (A bout de course, 1988, sans doute son plus beau film) et une tragédie policière brutale (The Offence, 1972, son film le plus maudit).

A bout de course

Pour le festival, Warner Bros a restauré et numérisé cette chronique familiale, sensible, douce et amère. A bout de course est un récit croisé entre le passage à l’âge adulte d’un fiévreux adolescent, Danny, (River Phoenix, qui livre ici une performance bouleversante, d’une maturité incroyable) et le virage d’une famille confrontée à un choix existentialiste.

Cet entrelacement produit une schizophrénie chez tous les personnages principaux. Ils sont enfermés dans leur cocon familial idéalisé et dans leur cavale clandestine et contrainte. Mais ils sont aussi piégés dans une fuite en avant à l’issue incertaine, où chacun espère une autre vie, quitte à briser le collectif si soudé jusqu’à présent. Le fils aîné, réfléchi et réservé, jamais vraiment à sa place, est à la croisée des chemins, avec une opportunité précieuse et rare de construire sa vie. A l’aube de ses 18 ans, ils sont finalement au bout de leur course, face à une impasse ou une déviation.

Cette course perpétuelle, « à vide » (le titre anglais Running on empty est tout aussi révélateur), saisit toutes les thématiques du cinéaste. Avec cette question : les enfants doivent-ils payer pour la faute des parents? Et comment, éventuellement, les parents peuvent se racheter ? Ce qui transcende ce film – dont le déterminisme familial et social évoque les mêmes enjeux que ceux de Billy Elliott -, c’est bien l’émancipation vers laquelle tend Danny, ce faux rebelle sans cause qui ne jure que par la musique (sa passion) et par l’amour. L’épilogue du film est parfaitement mis en scène. Sans fioritures, le spectateur ressent les déchirures provoquées par une décision difficilement mûrie.

L’autre grande scène, qui permet de comprendre le tournant que s’apprête à faire cette famille (et le film), est le déjeuner entre la mère de Danny (Christine Lahti, formidable et apportant au film une profondeur psychologique indéniable) et le père de celle-ci, après des années de silence entre eux. La forte charge émotionnelle ne cache pas le propos, la culpabilité et l’ironie du destin qui vont faire basculer notre vision de cette femme traquée par le FBI et notre appréhension à envisager une finalité dramatique.

La vérité?

Dans cette tension sourde, à quoi renoncer? Du secret ou du sacrifice, quel est plus lourd à assumer? Tous bloqués dans leur présent, tous coincés par leur passé, essouflés et épuisés, ils doivent désormer décider quel futur les attend. Reprendre la route ou prendre un chemin de traverse. Sidney Lumet aime les histoires de famille, quand elles sont complexes et chargées de névroses et de ressentiments (Le crime de l’Orient-Express et Family Business en sont deux des illustrations les plus légères). À chaque fois, le cinéaste est en quête d’une vérité humaine, d’une justesse absolue dans les sentiments, loin de tout jugement moral. Car, et c’est la grande force du film, il n’y a pas de bons ou de méchants, de pardon ou de rédemption. Il s’agit juste d’affronter ses responsabilités.

A l’image d’ailleurs d’un autre film, The Offence.

The Offence

Film rare, qui se déroule dans une Angleterre bétonée et triste, The Offence est remarquable par sa construction audacieuse comme par sa dureté frontale. Sorti en 1972, la United Artist n’a jamais cru en ce film, imposé contractuellement par Sean Connery en échange d’un James Bond qu’il ne voulait plus faire (Les diamants sont éternels). Volontairement mal distribué, éreinté par la critique de l’époque, le film a été un fiasco. Le studio ne voulait prendre aucune risque et arguait que le film était trop en rupture avec l’image de la star écossaise. Connery a déjà tourné deux films avec Sidney Lumet et clairement, il tenait à The Offence. En France, on devra attendre 2007 pour pouvoir voir une copie du film.

Aussi, le revoir près de 50 ans plus tard permet de réévaluer ce drame noir et rude, puissant et violent. Clairement, aidé par l’image de Gerry Fisher (qui travailla avec Joseph Losey) et la musique du compositeur expérimental Harrison Birtwistle, cette adaptation d’une pièce de théâtre, a inspiré le réalisateur. Sa démarche cinématographique et la narration même du film en font une œuvre aussi singulière qu’audacieuse.

Sean Connery incarne un inspecteur au bout du rouleau, pour ne pas dire en burn-out. Le viol de gamines dans sa région le rend de moins en moins lucide. Et lorsqu’il tient un suspect, il est prêt à tout pour lui confesser des aveux, qui confirmeraient son intuition. Il est ici l’anti-thèse de James Bond, avec sa moustache, sa brutalité, sa dérive psychologique, ses hallucinations ambiguës. Sa performance, entre flic dur et mec paumé, mari odieux et salaud délirant, est parmi ses meilleures interprétations dans sa carrière.

La responsabilité…

Le script ne cherche jamais à le juger. Il le met face à ses responsabilités. Quand il revient à la raison, il est lui-même effaré par ce qu’il a fait. Quand il divague dans sa tête, il est perdu comme un enfant qui ne sait pas ce qu’il lui arrive. Son pétage de plomb, inexcusable, est d’autant plus choquant que le suspect en garde à vue, sa victime, peut-être coupable comme il peut-être innocent.

Pour faire monter la tension, Sidney Lumet a recouru à un découpage habile, amplifiant l’aspect sensoriel du film et la folie de l’inspecteur. La lumière joue sur l’ambivalence des situations, entre halo de clarté au centre de l’image et ombres portées dramatiques, ralenti du prologue qui souligne l’étrangeté du contexte et huis-clos (avec son épouse, avec le surintendant, avec le suspect) où il est à la fois, le frustré, le coupable et le prédateur.

Si bien qu’à cette sordide histoire de criminel pédophile, se substitue un horrible et terrifiant dérapage policier. Un flic qui se croit au-dessus des règles, qui abuse de son pouvoir, qui ne cherche plus la vérité mais à arrêter ses visions dérangeantes. Lui aussi est à bout de course avec un mariage raté, une carrière stagnante, une sexualité absente, un échec existentiel.

Le film se découpe ainsi entre une chronologie classique – une fille violée et recherchée, la traque du coupable, l’arrestation d’un suspect, la garde à vue qui finit mal, l’enquête sur le flic – et des parenthèses où l’on découvre au fur et à mesure comment l’inspecteur a vrillé pendant l’interrogatoire du suspect. Dès le prologue, on sait qu’il a déconné. Mais on ne découvre que tardivement comment il a déconné et à quel point il a perdu son sang froid.

La dualité!

Car, et c’est la grande force du scénario, on comprend au fil des duels – avec sa femme, meurtrie, son surintendant, perplexe, et sa victime, idéale – que le plus essentiel est sa propre dualité. Rien ne tourne rond dans son esprit, et qu’il s’offre à chaque fois une psychanalyse sur ses traumas, ses névroses, ses erreurs, et finalement le principe de certitude qui le mène à se révéler complètement fragile.

Sidney Lumet dépeint ainsi un homme, mâle alpha, empoisonné par une société qui lui a dicté son rôle, sans se soucier de ses aspirations réelles. Ce qui n’excuse en rien ses actes. Car, il avait l’opportunité de ne pas aller jusqu’au bout de sa crise de nerfs. Mais personne ne l’écoute, personne ne l’aide dans son amorce de démence. Aussi, il a préféré réveiller ses démons intérieurs, pour que tenter de nettoyer son esprit, rempli de sales idées. En extériorisant cette violence bouillonnant en lui, en tentant de laver ses péchés mentaux, il commet l’irréparable. Rien de complaisant : le cinéaste filme cette barbarie de manière froide, clinique, comme deux animaux enfermés dans une cage jusqu’à ce que mort s’en suive. Un combat inégal entre forces psychologiques et physiques.

Comme dans nombreux de ses films, Sidney Lumet montre en creux ce qui se cache en nous. Dès lors que l’humiliation, les blessures intimes, l’agressivité animale construisent nos individualités dans un système déshumanisé, l’Homme devient une arme qu’il pointe sur lui-même ou sur les autres. Ne reste alors que ce sentiment de culpabilité qui, dans chacun des films du réalisateur, varie et s’achève plus ou moins bien, c’est-à-dire avec une justice relative.

Ces hommes perdus qu’il a filmé tout au long de ces cinquante ans de carrière annoncaient finalement la déconstruction du masculinisme dans un système qui subissait et subit encore la surpuissance patriarcale. Heureusement, dans le cinéma de Lumet, parfois, certains personnages en réchappent, en relançant leur course à l’écart d’une société impuissante à faire justice ou tout simplement à progresser humainement.