[Lumière 2022] Louis Malle, ou le plaisir de l’ambiguïté

[Lumière 2022] Louis Malle, ou le plaisir de l’ambiguïté

Difficile de classer Louis Malle, cinéaste à part dans l’histoire du cinéma français, à l’écart de la Nouvelle Vague, et partagé entre une filmographie française et une autre américaine. Sa carrière fut auréolée des plus grands prix : Palme d’or et Oscar du meilleur documentaire pour Le monde du silence, Prix Louis-Delluc pour Ascenseur pour l’échaffaud, deux prix spécial du jury à Venise pour Les Amants et Le Feu Follet, Lion d’or à Venise et prix du meilleur réalisateur aux Bafta pour Atlantic City, meilleur film aux Bafta pour Lacombe Lucien, Lion d’or, Prix Louis-Delluc, meilleurs film, réalisateur et scénario aux César et meilleur réalisateur aux Bafta pour Au revoir les enfants, …

S’il n’a ni l’aura d’un Godard, ni la notoriété d’un Truffaut, ce proche de Rappenau reste l’un des plus grands réalisateurs du cinéma français, et aussi l’un des plus populaires. Une dizaine de ses films ont dépassé le million d’entrées. Des géants du 7e art sont passés devant sa caméra : Belmondo, Noiret, Bardot, Ronet, Ventura, Mastroianni, Sarandon, Piccoli, Miou-Miou, Delon, Irons, Binoche, Lancaster, Penn, Julianne Moore, Sutherland, etc. Eclectique, inclassable, il a dérouté la critique et parfois le public. Le cinéma était pour lui une expérience unique. Il a ainsi essayé divers genres, passant du court au long, du documentaire à la fiction, décryptant encore et toujours les passions et ses effets, le passé et ses erreurs, changeant de registre d’un film à l’autre, en expérimentant différents styles.

Avec un cycle intitulé « Louis Malle, Genleman Provocateur », le Festival Lumière 2022 rend un hommage bienvenu à ce voyageur en solitaire avec la projection de ses six premiers films de fiction, avant une sortie en salles le 9 novembre grâce au distributeur Malavida : Ascenseur pour l’échaffaud, Les amants, Le feu follet, Viva Maria!, Le voleur, et Le souffle au cœur. De quoi être épaté par sa virtuosité, ses prises de risques, et son originalité.

Parmi ces six films, retenons-en deux, les plus sulfureux, qui tracent des lignes communes et des desseins communs : Les amants, avec Jeanne Moreau, et Le souffle au cœur, avec Léa Massari.

Les amants

Jeanne Moreau incarne Jeanne Tournier, la jeune trentaine, s’ennuyant dans sa luxueuse demeure de Dijon, où son époux (Alain Cuny), directeur d’un journal régional, est un bourgeois notable. Elle se rend chaque mois à Paris chez son amie Maggie un peu snob (Judith Magre). Dans la capitale, elle a une liaison avec un mondain, élégant et séduisant joueur de polo (José Luis de Villalonga).

Soupçonneux, Henri Tournier tend un piège à sa femme en lui demandant d’inviter chez eux ses amis parisiens. Mais, en route pour Dijon, elle tombe en panne et rencontre un mystérieux et beau jeune homme (Jean-Marc Bory), archéologue et anti-bourgeois, qui la ramène chez elle dans en 2CV… L’attirance entre eux va être irrésistible, au-delà de leurs différences. On ne résiste pas au bonheur.

Les amants a été un film scandaleux à l’époque. Nous sommes en 1958, quelques mois après la sortie d’Ascenseur pour l’échaffaud. L’église catholique est offensée par une scène : Moreau et Bory faisant l’amour. Elle est plutôt dénudée (pour l’époque), aisselles non épilées, et ose avoir un orgasme. Le film est menacé d’être interdit. Il sera censuré au Royaume-Uni et entraînera un procès fondamental aux Etats-Unis. Grâce au procès américain, la Cour suprême a définit les limites de la pornographie.

Tout cela n’a pas empêché le film d’obtenir un gros succès en France (2,6 millions d’entrées). Après tout, le film n’est pas tant érotique. Il est plutôt immoral, si on prend comme critère la fidélité sexuelle et sentimentale que doit une femme à son mari ou sa responsabilité de mère. Avec un personnage entre Lady Chatterley et Madame Bovary, Jeanne Tournier, délaissée et lasse de sa vie, pose les bases d’une femme en quête de liberté, d’amour, d’ivresse.

« La nuit est belle, la nuit est femmes »

Le romantisme effronté se mêle à des situations absurdes ou vaudevillesques, les décisions dramatiques sont allégées par des fulgurances et digressions humoristiques. Louis Malle ose même se moquer de la bourgeoisie en accentuant le contraste d’un décalage social, de tempéraments, d’idéaux. Superficielle et impatiente, frivole et indécise, Jeanne la provinciale fait sa propre révolution jusqu’à s’insoumettre aux conventions établies.

Le film est aussi un portrait d’hommes, grinçants, caustiques, sincères, attachants, parfois odieux ou ridicules. En cela, Les amants est une œuvre poétique, dotée de quelques plans fabuleux, sur des personnages pathétiques. C’est par la délivrance de Jeanne, qui se déclenche par le désir, que le film se transcende en une histoire passionnelle. le tourbillon de la vie, celui met des papillons dans le ventre. De quoi balayer les peurs et les inquiétudes, de se laisser porter par le vent, même si le plaisir est illusoire ou fugace.

Les amants est un magnifique hymne à l’amour, incompris lors de sa sortie. Pourtant Louis Malle anticipait déjà la révolution sexuelle et la libération de la femme, dix ans plus tard.

Le souffle au cœur

Douze ans plus tard, le réalisateur sort Le souffle au cœur, en partie inspiré de sa propre jeunesse. Cette fois-ci, c’est l’émancipation d’un adolescent qui est en jeu.

En 1954, Laurent a 14 ans. Sa famille est bourgeoise (et nous sommes toujours à Dijon). Son père (Daniel Gélin), gynécologue, est indifférent à l’éducation de ses trois fils. Il délègue ce fardeau à sa femme, d’origine italienne et terriblement sensuelle, qui, comme Jeanne Tournier, est délaissée et avide d’aventures. Laurent est scout, au collège catholique de sa ville de province, et s’évade avec la littérature moderne (Camus, Vian) et le jazz. Ses frères l’aident aussi à se dévergonder (sexuellement). Mais un souffle au cœur change son existence et il est contraint d’aller en cure, avec sa mère.

Ce qui a choqué en 1971, c’est bien cette relation entre le fils et la mère. Pensez donc, Louis Malle cache derrière un montage habile et une ellipse révélatrice un inceste indécent, nullement puni par une quelconque maurale, mais bien apprécié comme un moment privilégié, innocent et secret. A cela s’ajoute l’infidélité de la mère, la complicité sexuelle avec ses frères, la fréquentations de prostituées, l’évocation de la masturbation, et une ambiguité flagrante aussi bien du côté du prêtre-professeur (Michael Lonsdale) qu’un de ses copains. Autant dire que le financement a été compliqué et la censure à l’affût. Il faudra l’intervention d’André Malraux pour que le film ne soit pas interdit aux moins de 18 ans. Il ne sera autorisé qu’aux plus de 16 ans.

« Proust pour te distraire et Tintin pour t’instruire »

Louis Malle revient sur sa jeunesse, du tour de France (il en réalisera un documentaire fabuleux, Vive le Tour!) à la guerre d’Indochine en toile de fonds. Il sublime sa mère avec l’actrice italienne Lea Massari. Il se dépeint en jeune homme intellectuel, moderne, sensible, doué dans un monde engoncé où De Gaulle et Mendès-France n’ont pas encore transformé la vie politique française, dans une société hypocrite et pudibonde.

C’est un film sur le dépucelage, ce passage entre l’enfance et les prémices de l’âge adulte, le passage vers les années 1960, quand la jeunesse va rompre avec le conservatisme français. Là aussi, il s’agit d’émancipation, comme dans Les amants. Pas celle de la Femme, mais celles des Jeunes.

En flirtant avec un amour fou entre une mère qui lit Histoire d’O et ce fils prodige qui recherche déjà le temps perdu, Louis Malle construit une romance œdipienne et sapiosexuelle unique dans le cinéma. La beauté de cette liaison dangereuse est qu’elle n’est pas jugée ou sanctionnée. D’où l’aspect sulfureux, tout en étant pudique, du film. Amoral mais bizarrement naturel, normalisé.

Tout comme l’orgasme de Jeanne Moreau dans Les Amants, c’est si délicatement filmé, qu’on en oublie la transgression morale. De même, Les Amants et Le souffle au cœur se rejoignent dans l’absolutisme amoureux, cette pureté des sentiments qui transcende les conformismes et les dogmes. Enfin, les deux films ont aussi en commun cette description chabrolienne d’un monde bourgeois hypocrite qui enferme les individus dans une prison aliénante.

On comprend mieux alors l’aspiration de chacun à s’enfuir ou s’évader, quitte à prendre des sens interdits.