Bardo, ou le défi d’explorer le labyrinthe de l’inconscient

Bardo, ou le défi d’explorer le labyrinthe de l’inconscient

Avec Bardo, fausse chronique de quelques vérités, Alejandro G. Iñárritu signe son œuvre la plus audacieuse, intime et cinématographique. Difficile de savoir si on peut l’apprécier autrement que sur grand écran tant sa dimension ample et sa structure complexe nécessitent une attention propre à la salle de cinéma. Pourtant, Bardo sera diffusé sur Netflix en décembre, comme l’était Roma d’Alfonso Cuaron il y a quatre ans.

Le revenant

Projeté au Festival Lumière, avec le réalisateur en invité vedette (et honoré par la pose d’une plaque dorée sur le mur des cinéastes), Bardo a d’ailleurs beaucoup à voir avec le film de son compatriote et ami. Une autofiction démesurée, mais ici elle apparaît sous la forme d’un faux docufiction qui se déroule en grande partie dans sa ville originelle, Mexico (Bardo en est un quartier, au même titre que Roma). C’est le grand retour sur la terre natale du cinéaste, 22 ans après son premier long métrage, Amours chiennes.

S’il n’a pas l’intensité romanesque de Roma, abondamment cité comme référence, Bardo s’offre une liberté narrative loin des stéréotypes hollywoodiens. En cela, Iñárritu se détourne de son dernier film, The Revenant, calibré pour le grand public et les Oscars, pour revenir à ses récits puzzles, entrecroisant passé, présent et futur, rêves et réalités, allégories délurées et banale chronique familiale.

Assurément, le film se veut une réflexion existentialiste, dans un monde plus cauchemardesque que burlesque, flirtant parfois avec le cinéma de Paolo Sorrentino par son esthétisme et une certaine propension à se complaire dans des séquences qui servent à épater grâce à une mise en scène tantôt pompeuse tantôt époustouflante. On capte aussi l’influence de Bunuel, Fellini, Godard et finalement, sans le savoir, de Bertrand Blier. Le film cherche une voie expérimentale dans sa manière de raconter la vie d’un homme (et des siens) déraciné et déboussolé, paumé même, en explorant toutes les facettes de son psyché tourmenté dans un univers peuplé de contradictions, de rancœurs et de rêves.

Vices et vertus

Cependant, Bardo nous embarque avant tout dans un autre monde, proprement cinématographique, presque proche d’un art surréaliste. Dès les premières séquences, rien n’est « naturaliste ». On frôle même l’absurde. La belle inventivité visuelle au service d’une scène a priori dramatique fait le reste : le cinéaste nous happe dans cette étrange vie de Silverio (Daniel Giménez Cacho, fabuleux), journaliste notoire vivant à Los Angeles, et de retour sur sa terre natale, où nul n’est prophète en son pays.

De cet onirisme, qui glace un peu l’émotion, comme souvent dans le cinéma très cérébral du réalisateur, on retient essentiellement les chapitres hallucinatoires et irrationnels. Bardo, en cela, se rapproche davantage de Birdman, autre parcours individuel existentiel et divaguant, que des autres films du réalisateur.

Grande séance psychanalytique d’un homme comme du Mexique – « Ce n’est pas un pays mais un état d’esprit » -, le film se décompose en souvenirs, fragments, fantasmes et divagations. Ce portrait du Mexique et d’un homme coupé entre deux villes, largué par son époque, est une suite de conflits intérieurs (intimes) et étrangers, soit l’impossible réconciliation entre deux périodes, deux cultures et deux pays. Silverio est en perpétuel mouvement pour fuir ou affronter, réparer ou reprocher, critiquer ou pardonner, que ce soit avec ses proches ou ses anciens amis.

Bardo: False Chronicle of a Handful of Truths (2022). Daniel GimÈnez Cacho as Silverio. Cr. SeoJu Park/Netflix © 2022

Un tourbillon de la vie, composé de plans parfois sidérants, abusant de paraboles et de métaphores, de moments de cinéma géniaux et d’autres plus maladroits et convenus. L’impression que l’histoire ne va pas au bout de certains pans, préférant une forme de pointillisme. C’est pourtant lorsqu’il choisit la fresque presque dadaïste et en tout cas « fantastique » qu’Inarritu convainc le plus.

Babel intérieure

Emporté par la foule de ses désirs et de ses délires, le réalisateur se prend parfois à son propre piège. « L’onirisme n’est là que pour masquer une médiocrité d’écriture » entend-on. On aurait bien envie de lui sussurer le conseil, tant la mise en abyme de son personnage / double pourrait paraître prétentieuse, orgueilleuse, vaniteuse…

Heureusement, le cinéma a cet avantage d’avoir une force unique pour donner de l’élan et nous donner parfois le tournis afin de nous séduire. C’est bien le cas ici. Chroniques sur les incertitudes de la vie, le film lui même empreinte tant de chemins incertains, qu’on se laisser hypnotiser par sa vitalité et sa créativité. Sans doute trop gourmand, le réalisateur réussit, grâce à tous les artifices du 7e art, à surmonter chacun des défis de sa folie. Loin de toutes conventions actuelles, Bardo est incontestablement son œuvre la plus personnelle, et, par conséquent, la plus sentimentale.

Car il y a beaucoup de douleurs dans Bardo. Des cicatrices qu’on croyait guéries et qui s’ouvrent de manière béante, faisant couler du sang et des larmes. Entre un passé brutal et un présent violent, difficile, même en étant pudique, de ne pas dévoiler les souffrances qui entaillent toute quête de bonheur. Des charniers de la colonisation sur lesquels s’est construite la nation à une télévision vulgaire et cynique qui détruit toute notion de civilités et de civilisation, le cinéaste ne prend pas de gants pour dénoncer un environnement oppresseur et révéler la profonde dépression des êtres un tant soit peu conscients.

3 minutes et 21 grammes

On en revient à la psychanalyse. Au subconscient. Cette conscience vague qui est régie par nos émotions. Ce lien entre une mémoire faillible, parfois transformée par le temps et l’oubli, et une réalité palpable, mais souvent déformée par notre regard et notre condition. Ce melting-pot métaphysique d’images et de mots forme finalement une succession d’événements a priori incohérent, parfois extravagant. C’est là qu’au bout de trois heures on comprend, par un twist inattendu, qu’Inarritu continue de s’aventurer en territoire étrange, aussi désolé que désertique, pour tenter de comprendre comment le battement d’une aile de papillon cause un cataclysme à l’autre bout de Babel, comment, dans notre dernier souffle, on expire 21 grammes d’âme. Cette envie de défricher les émotions d’une vie aussi incertaine qu’emplie d’inquiétudes aurait mérité un peu plus de chaleur, un peu moins de brio. Le film échoue à nous bouleverser, mais parvient à nous ébranler par l’affliction qui étreint tout ce petit monde, si loin, si proche.

Bardo: False Chronicle of a Handful of Truths (2022). Daniel GimÈnez Cacho as Silverio. Cr. Limbo Films, S. De R.L. de C.V. Courtesy of Netflix

Et puis, ce long voyage au pays des songes passe à une vitesse folle. Ces trois heures ne sont finalement que trois minutes. Tout est relatif. Nous sommes tous de passage. Catharsis expiatoire, Bardo est un Requiem universel qui montre bien que l’humain est un individu seul de la naissance à la mort, qu’il vienne de Mexico ou qu’il vive ailleurs. Cela se termine toujours dans un vaste désert, sans âme qui vive…