On a découvert le détective privé Benoît Blanc dans À couteaux tirés (Knives out) il y a trois ans. Non sans délice. Ana de Armas s’y révélait époustouflante dans ce « cluedo » à huis-clos, véritable jeu de massacre familial où cynisme, lutte des classes et cupidité faisaient mauvais ménage.
En poursuivant les aventures de Blanc, qui renvoie dans sa naphtaline Hercule Poirot (on y reviendra), Rian Johnson avait un double défi : construire l’ADN d’une saga (un troisième opus est déjà signé) et renouveler l’expérience du premier opus, sans perdre de sa saveur.
Avouons-le, Glass Onion : une histoire à coûteaux tirés réussit haut la main ses paris. Cette suite pousse la bêtise humaine encore plus loin dans ses retranchements, avec la méchanceté, la perversité, la lâcheté et l’hypocrisie des potentiels coupables d’un meurtre mystérieux. On est plus proche de Gosford Park de Robert Altman que de Mort sur le Nil de Kenneth Branagh (mais on vous l’a dit, nous y reviendrons).
Crimes et châtiments
Ce film est un « whodunit ». Soit, à l’origine, une histoire basée sur une énigme (généralement un meurtre) et dont la trame consiste à la résoudre (généralement grâce à un détective très intelligent) alors que les possibilités et suspects sont multiples.
Finalement, ce film de Noël est une parabole des dîners familiaux des fêtes : nous voici coincés entre amis / amies / amants / amantes, alors que tous veulent s’envoyer le plateau de fruit de mer à la tronche (même si ici, on préfère le jus d’ananas, la capsule d’hydrogène ou le revolver).
C’est un régal pour l’hiver, d’autant plus sous le soleil des îles grecques (en mer égéenne et pas ionienne, précisons-le). Ce qui permet à Daniel Craig (aka Benoît Blanc) de s’exhiber en short de bain chic un brin vintage dans une villa opulente, baroque et clinquante. Netflix a bien anticipé notre envie de légèreté en ces temps sombres. Mais c’est aussi bien plus que cela.
Le réalisateur parvient en effet à bâtir efficacement, même s’il n’y a pas de subtilité particulière dans la mise en scène, une œuvre divertissante autour du personnage de Blanc, sans dévier des fondamentaux du premier film. Plutôt que de la dénaturer avec son budget royal, il l’enrichit. Ici encore, ce sera la revanche d’une déclassée (Janelle Monáe, véritable révélation), une belle qui va se payer le bête. Rian Johnson nous offre non sans malice la caste d’une élite superficielle, sans scrupules, et méprisable, soit une influenceuse fashionista (Kate Hudson) et son assistante (Jessica Henwick), un macho survivaliste (David Bautista) et sa copine infidèle mais pas si ingénue (Madelyn Cline), une politicienne corrompue (Kathryn Hahn), un employé servile (Leslie Odom Jr.). Tout ce « beau » monde burlesque dépend d’un seul homme non moins grotesque, Miles Bron (Edward Norton), milliardaire de la tech faussement gentil, mix de Mark Zuckerberg et Elon Musk dans un environnement qui n’est pas sans rappeler Citizen Kane (ici la luge Rosebud est juste remplacée par la Joconde).
La vengeance a deux visages
Une grande partie de la réussite de Glass Onion (métaphore évidente : tout a l’air transparent mais au cœur de tout cela tout est opaque) tient du jeu jouissif et volontairement outrancier des interprètes.
On pourra toujours se plaindre que la culture et les arts sont moqués et sacrifiés, une fois de plus (beau travail du chef décorateur ceci dit), mais c’est pour la bonne cause. Contrairement à Sans filtre (Triangle of Sadness), le film ne se prend pas au sérieux, et n’a donc pas de portes ouvertes à enfoncer ni besoin de dénoncer un monde absurde.
D’ailleurs, l’énigme et sa solution sont en soi absurdes, « idiotes » comme le dirait Blanc. Le meurtre initial n’a jamais lieu jusqu’à ce qu’il y ait de véritables mort. Et le criminel ou la criminelle est finalement d’une évidence limpide et stupide.
L’enquête est pourtant menée de main de maître par le détective, qui déjoue ainsi en une seconde le faux meurtre. Première étape d’une déconstruction du genre et d’une destruction de nos certitudes. Car le cinéaste prend un grand plaisir à brouiller les pistes et à jouer de flash-backs pour perturber nos méninges. Les rebondissements, twists et autres coups d’éclat sont aussi inattendus que bienvenus. On défie même quiconque pendant la première moitié du film d’avoir deviné le rôle de l’ex-associée de Bron. A cela s’ajoute des petites sucreries avec les apparitions de Serena Williams, Angela Lansbury, Kareem Abdul-Jabbar, Ethan Hawk, Hugh Grant (caméo parfait qui en dit long sur Benoît Blanc), Yo Yo Ma et même Joseph Gordon-Levitt (enfin lui on ne fait que l’entendre).
Glass Onion n’est finalement qu’une (belle) façade pour ravaler la face de cette bande de nantis sans morale. Un film de genre basé sur les dialogues et les non-dits. Pourtant, c’est dans sa critique sociale, acide et acerbe, que le film nous séduit. Comme si l’énigme n’était qu’un prétexte pour se taper ces parasites avides de notoriété, de pouvoir et d’argent. Prêt à twitter des obscénités, obsédés par le nombre de likes ou de votes, prêts à tout pour sauver leur statut, niveau de vie, influence…
Very Bad Trip
En délocalisant l’action dans une île d’un vilain de James Bond, Rian Johnson laisse libre cours à son exubérance et à tous les excès de ces privilégiés déconnectés et pathétiques. Blanc fait un peu office de chien de rue dans un jeu de quilles en or, ou de philosophe républicain à la cour de Versailles. Au milieu de ces gens qui ont tous un double jeu, il ne tire pas à blanc, mais s’impose comme franc tireur.
Blanc est un as du coup franc. Et Craig trouve ici un nouveau personnage emblématique pour une franchise où il peut vieillir sans problème. À Johnson de trouver des récits mystérieux et alambiqués, des protagonistes veuls et admirablement détestables, un cadre et une intrigue qui permettent de décortiquer les travers insensés et grotesques de notre société.
Puisqu’il a prouvé qu’on pouvait réinventer le genre, nous distraire en haïssant facilement ces aristocrates modernes, et dézinguer un scénario pour mieux manipuler (et happer) le spectateur, il ne reste au cinéaste qu’à imaginer une suite…
De l’importance d’être constant
Et c’est là qu’on revient à Agatha Christie. Car la prêtresse du « whodunit », c’est bien elle. Au cinéma, étrangement, peu de ses best-sellers ont été transposés. Et parmi eux, les plus connus sont bien sûr Le crime de l’Orient-Express et Mort sur le Nil, revisités récemment par Kenneth Branagh, qui prépare pour l’an prochain A Haunting in Venice, toujours une enquête d’Hercule Poirot (qui est belge). Or, si son crime de l’Orient-Express était plutôt réussi dans son lifting années 2010, son Mort sur le Nil (sorti en 2022, mais prêt depuis 2020) était un ratage assez déconcertant, malgré son casting étincelant. Branagh n’a pas su – cette fois là -réinventer le roman de Christie et s’est perdu dans les images de synthèse et un scénario s’enlisant dans les sables d’Egypte. Au point que la solution de l’énigme est bâclée et qu’on se demande encore comment Poirot a réussit à trouver les coupables sans trop d’efforts malgré la complexité du crime et les éventuelles culpabilités. Même le sympathique et distrayant Coup de théâtre avec Sam Rockwell et Saoirse Ronan, mise en abyme de la célèbre pièce de théâtre de Christie, La souricière, était mieux menée.
Si bien que Glass Onion nous réjouit d’autant plus, que Rian Johnson, en dépoussiérant bien le genre (évidemment il faut aimer ce type de films pour l’apprécier), réussit à manier à la fois son décor exotique, ses personnages caricaturaux et blâmables, ses situations retors et sa vision effrontée et ironique d’un monde immonde au milieu de ce bordel criminel. Pas de quoi pleurer en épluchant l’oignon, car tout est là pour nous faire rire.