Gina Lollobrigida s’est éteinte à l’âge vénérable de 95 ans. Elle a sans doute été oubliée, ne tournant quasiment plus depuis cinquante ans. Et pour ceux qui ont la mémoire des images, elle reste éternellement cette sublime romaine brune, pétillante, vindicative, et voluptueuse (les cinéastes masculins n’avaient d’yeux que pour ses jambes et son décolleté qu’ils voulaient le plus plongeant possible).
Eternelle deuxième dauphine aussi. Celle du prix de beauté de Miss Rome, mais aussi dans l’esprit des cinéphiles, derrière l’immense Sophia Loren et la grande Claudia Cardinale. Elle n’a pas croisé Fellini, Visconti, Leone ou Scola. Gina a pourtant joué face à de nombreux monstres sacrés (attention séquence name dropping mythique) : Burt Lancaster, Tony Curtis, Yul Brynner, Steve McQueen, Anthony Quinn, Gérard Philipe, Humphrey Bogart, Vittorio de Sica, Marcello Mastroianni, Yves Montand, Frank Sinatra, Rock Hudson, Jean-Paul Belmondo, Sean Connery, Errol Flynn, Alec Guiness, Vittorio Gassman, Jean-Louis Trintignant, Gérard Depardieu, James Mason, David Niven, Raf Vallone, Peter Lawford… N’en jetez plus.
Lollobrigida c’était la vamp latine du cinéma américain, la séductrice sauvage d’un cinéma français classique, « l’archétype de la beauté italienne » selon les mots d’Alberto Moravia dans le cinéma de son pays. Son charme irrésistible, sa justesse de jeu, plus subtil qu’il n’en avait l’air, son empathie pour les gens, la conduisaient à être parfaite en gitane, en paysanne, en aristocrate, ou en femme fatale, dans tous les genres, de la comédie au film noir en passant par le grand spectacle.
Les débuts
Après des études aux beaux-arts, la jeune fille, née le 4 juillet 1927, issue d’un milieu populaire, touche quelques cachets en tant que figurante, parfois non créditée au générique. Sa plastique la fait rapidement repérer. Les rôles prennent un peu plus de place à l’image dans un cinéma italien en pleine révolution.
Sucessivement, en 1948, elle obtient les premiers rôles de la comédie musicale de Mario Costa, Une nuit de folie à l’opéra et de la comédie dramatique de Luigi Zampa Le tocsin. Sa carrière est lancée. L’actrice démontre son aisance devant la caméra même dans des tragédies comme La fille de la nuit de Giorgio Pastina. Elle tourne plusieurs films par an, assez inégaux. A l’époque, Cinecitta tourne plein. La voilà dans Traqué dans la ville, sur un scénario co-écrit par Federico Fellini et Luigi Commencini, Achtung Banditi!, film de guerre, ou Caruso, la légende d’une voix, biopic musical.
Pas de quoi en faire une star. C’est de la France que viendra sa célébrité.
La gloire
En 1952 sort Fanfan la Tulipe de Christian-Jaque, avec Gérard Philipe. 6,7 millions d’entrées en France, Grand prix du jury à Berlin, Prix de la mise en scène à Cannes. Gina Lollobrigida est propulsée sur le devant de la scène avec ce film de cape et d’épée. Un peu plus âgée et déjà expérimentée, elle prend de l »avance sur ses consœurs : Sophia arrive tout juste en haut de l’affiche, Claudia est encore étudiante, Monica Vitti n’a pas encore fait ses débuts au théâtre.
Elle embraye avec Les belles de nuit de René Clair, toujours avec Gérard Philipe, caissière qui se métamorphose en femme de harem dans l’imaginaire d’un compositeur. 3,5 millions d’entrées et prix Fipresci à Venise.
L’Amérique (et surtout le producteur Howard Hugues) s’intéresse à elle. John Huston la fait tourner dans Plus fort que le diable en 1953, une comédie tournée à Ravello sur la cote Amalfitaine, avec Bogart et l’oscarisée Jennifer Jones. Mais, cette année-là, c’est Luigi Comencini qui va l’installer au firmament avec le premier opus de la trilogie Pain, Amour et Fantaisie (aux côtés de Vittorio de Sica avec qui elle forme un duo magnifique). Le succès est phénoménal (et pas seulement en Italie), sacré par un Ours d’argent à Berlin et une nomination à l’Oscar du meilleur scénario. Et pour beaucoup, Lollobrigida y délivre sa meilleure performance (elle reçoit un Ruban d’argent). Elle acceptera de tourner la suite l’année suivante, Pain, Amour et Jalousie mais pas le troisième épisode, Pain, Amour, ainsi soit-il (Sophia Loren reprenant le flambeau). L’actrice est au sommet, et se voit récompensée par un prix David di Donatello de la meilleure actrice pour sa performance dans La belle des belles.
Les choix
Gina Lollobrigida a cet esprit de liberté qui lui font refuser des plans de carrière. Hollywood lui ouvre les bras? Elle rechigne, traumatisée par le comportement d’Howard Hugues qui la séquestrait dans sa maison de Los Angeles. La série Pain, amour, etc. cartonne au box office avec ce mélange de comédie et de néo-réalisme? Elle préfère passer le rôle à une rivale en pleine ascension, et qui lui prendra son trône. Si bien que Gina, malgré ses succès populaires, son talent de comédienne, son physique étourdissant, va passer à côté des grands films italiens de l’époque. Il n’y a pas de chefs d’œuvre dans sa filmographie. Et les immenses cinéastes couronnés dans les festivals lui préfèreront d’autres italiennes, même si ses films sont projetés à Cannes et à Venise.
Elle aime surprendre, comme dans Le grand jeu de Robert Siodmak avec un double rôle sulfureux. Elle aime traverser les frontières et tourne ainsi en 1956 les équilibristes dans Trapèze de Carol Reed (prix du public à Berlin, 4,2 millions d’entrées en France) et l’ensorceleuse Esmeralda dans Notre-Dame de Paris de Jean Delannoy pour lequel elle reçoit un prix d’interprétation en Allemagne (et attire 5,7 millions de spectateurs en France).
Dans la foulée, Orson Welles réalise un documentaire sur l’Italie (en hommage à sa femme Paolo Mori), Portrait of Gina. Lollobrigida est interviewée à la fin du film, mais décide finalement d’en interdire la sortie, mécontente de son portrait. Juste avant la fin de cette décennie prodigieuse, elle enchaîne Salomon et la Reine de Saba de King Vidor, gros péplum du moment, La loi, drame de Jules Dassin, et La proie des vautours, film d’aventures de John Sturges.
Le déclin
Mais la Sophia rayonne désormais haut dans le soleil italien et hollywoodien et la Claudia séduit les plus grands cinéastes de l’époque. Pasolini trouve sa muse avec Silvana Mangano. Fellini choisit plutôt Giuletta Masina. Et la Monica va rencontrer Antonioni. Un phénomène à peu près similaire en France quand Bardot se fait « doubler » par Deneuve, Moreau et Karina.
Les années 1960 vont être celles d’un lent déclin. Très relatif. Elle obtient quand même deux prix Donatello de la meilleure actrice : pour Vénus impériale de Jean Delanoy, où elle incarne Pauline Bonaparte (qui lui vaut aussi un Ruban d’argent) en 1963, et pour Buona sera Madame Campbell de Malvin Frank (qui lui offre une nomination aux Golden Globes) en 1969. Golden Globe qu’elle a reçu en 1961 dans la catégorie meilleure star mondiale. Pour le reste, sa filmographie s’affaiblit alors que le cinéma italien collectionne les grands films. Son étoile pâlit. Hormis Mauro Bolognini qui l’enrôle pour le film à sketches Les poupées en 1964, aucun cinéaste de renom ne pense àe lle. L’actrice est enfermée dans le stéréotype de la séductrice, tantôt rebelle, tantôt amère, loin des personnages plus subtils qui ont fait sa gloire, dans des films peu mémorables, malgré des castings chics et chocs.
Ciao Cinema
Au tournant des années 1970, elle éblouit encore dans Ce merveilleux automne de Mauro Bolognini, joue les faire valoir féminins d’un western américain, Les quatre mercenaires d’El Paso, avant de s’aventurer chez le polonais Jerzy Skolimowski (Roi, Dame, Valet). Enfin, elle apparaît avec des cheveux lilas en fée turquoise dans Les Aventures de Pinocchio, série télévisée culte et populaire de Luigi Comencini.
En 1973, elle tire sa révérence avec Roses rouges et piments verts (en femme un peu cougar), au même moment que Brigitte Bardot. Hasard des rôles, elle y incarne une photographe. Son futur métier…
Par la suite, on la croise en guest dans le feuilleton américain Falcon Crest et la sitcom La croisière s’amuse. Agnès Varda la convainc de jouer une fois de plus les fées (médium) dans Les cent et une nuits de Simon Cinéma en 1995 et Ariel Zeitoun réussit à lui imposer un dernier personnage dans XXL en 1997. Ce sera surtout un long défilé de prix pour récompenser son apport au cinéma mondial : Médaille d’or de la ville de Rome, Berlinale Camera (en 1986, alors qu’elle préside le jury du Festival de Berlin), prix spécial à Karlovy Vary, prix spécial aux David di Donatello, et même une étoile sur le Hollywood Walk of Fame il y a cinq ans.
La reconversion
Pourtant, c’est le Prix Nadar en 1974 qui lui importe le plus, décerné pour son livre de photogtaphie, Italia Mia. Elle vient de se lancer dans sa nouvelle passion : la photographie. Fille d’ébénistes, elle ira même jusqu’à la sculpture (et la politique, mais elle échoue à être élue aux élections européennes en 1999), revenant ainsi à ses premières amours quand elle était étudiante à l’Académie des beaux-arts de Rome. Du musée Pouchkine à la Monnaie de Paris, elle sera consacrée en tant qu’artiste contemporaine.
Elle photographie les gens, célèbres (Indira Gandhi, Maria Callas, Liza Minnelli, Neil Armstrong, Audrey Hepburn, Paul Newman…) ou anonymes. « Ma popularité est devenue un vrai problème quand j’ai voulu faire de la photo » expliquait-elle. « j’ai eu une idée formidable, un jour que je mangeais des prunes, je me suis dit : « Je vais me mettre quelque chose dans la joue, avec un ovale mon nez sera différent. En même temps je ne pouvais pas être trop ridicule ou trop étrange pour ne pas attirer l’attention sur moi… »
Elle expose ses clichés partout, et notamment en 1980 au Musée Carnavalet à Paris. L’écrivain Hervé Guibert lui a consacré un article dans Le Monde à cette occasion : « Gina Lollobrigida déboule dans le petit monde de la photographie parisienne avec une énergie dévastatrice et du talent, des photos bouleversantes et des cartes postales kitsch, sans distinction, des idées aberrantes et un goût inguérissable pour la vie, pour les gens, pour la perfection. Comme une mosaïque foisonnante, son exposition au musée Carnavalet révèle une photographe qui peut avoir l’œil d’un Cartier-Bresson, mais qui refuse de se laisser enfermer dans les normes. N’en déplaise aux fabricants de clichés qui se repaissent des mythes sans les remettre en question, Gina Lollobrigida est une véritable artiste.«
« Derrière l’appareil photo, on voit la vie et le monde deux fois » confiait-elle alors, alors qu’ « Être le centre de l’attention [était] devenu un cauchemar. » Ainsi Gina, femme la plus convoitée du cinéma, métier qu’elle a conquis « par accident« , popularité qu’elle n’a jamais renié même si elle en a compris ses limites, a préféré l’ombre à la lumière, le regard sur l’autre plutôt que les regards sur elle. S’offrant ainsi une deuxième vie, toute aussi artistique et émancipatrice. Comme elle le disait : « Nous sommes tous nés pour mourir – la différence est l’intensité avec laquelle nous choisissons de vivre. »