Le chemin vers le succès est une course d’obstacles. Pour ne pas dire une série d’épreuves. Que ce soit avec Whiplash, La La Land ou First Man, le cinéaste Damien Chazelle aime autant le rêve à atteindre que les défis à relever pour y parvenir.
Babylon ne fait pas exception. Los Angeles est encore une ville du Far-West, avec ses routes non goudronnées, ses vergers et ses villas déjà démesurées. Nous sommes à la fin des années 1920. Le cinéma est déjà une industrie de bricoleurs. Les fêtes orgiaques des producteurs feraient passer celles de Gatsby le magnifique pour une « boom » d’adolescents sages. Au sommet de la pyramide, les patrons de studio, des stars du muet, dont Jack Conrad (incarné par un Brad Pitt de plus en plus splendide au fil du temps), des réalisateurs capricieux et autoritaires. Plus bas, les petites mains, hommes à tout faire comme le jeune mexicain Manuel aka Manny (Diego Calva, séduisante révélation), les ambitieux et ambitieuses, à l’instar de Nelly LaRoy (Margot Robbie, parfaite en vedette névrosée et sans limites). Plus dure sera la chute pour ce trio à qui tout va sourire jusqu’à l’arrivée du cinéma parlant. Le début des années 1930 sera une longue gueule de bois dans une Amérique qui aura vrillé en quelques années, avec l’apport technique du son dans le cinéma, le crach boursier et la crise économique, la montée et l’emprise des valeurs conservatrices et morales.
Les anges déchus
La vie était une fête. La fête est finie. Nos « babies » sont « alone » in Babylon. Mais Chazelle ne perd pas son fil conducteur. Une virée infernale dans le monde du cinéma où requins et cafards s’entraident, serpents et éléphants causent de sérieux dégâts, nains nymphomanes et freaks pas friqués sont des attractions de zoos humains, sans oublier les déviances et les vices : sexe, jeu, drogues et alcools à foison et sous toutes leurs formes.
Un tourbillon de la vie qui flirte avec la mort. Le réalisateur réussit l’exploit de nous happer durant trois heures dans son délire fantasque non dénué de dramaturgie, d’action, de sentiments et de psychologie. Il donne de l’épaisseur et de la nuance à ses personnages, qui auraient pu être fondamentalement antipathiques et auxquels on s’attache avec délectation. Le portrait de chacun est suffisamment subtil, à défaut d’être singulier, pour tenir le récit, férocement tragique, forcément. De bout en bout, l’épique n’oublie pas l’humain, aidé par des interprètes charismatiques que Chazelle filme amoureusement.
Un esprit de résistance
Mais, si Babylon nous hypnotise durant trois heures, ce n’est pas simplement grâce à ses décors grandioses, son casting parfait, son découpages rythmé ou son scénario multipliant les rebondissements et les revirements de fortune. Tout comme Jack, Manny et Nelly tentent de freiner leur chute, le film résiste à l’envahisseur : la finance, seule patronne d’Hollywood.
On peut alors s’interroger sur l’existence même de ce film dans le contexte cinématographique actuel des studios américains. Si nous sommes proches de l’émerveillement, ce n’est pas simplement parce que Babylon, grandiloquent, épate par sa maîtrise et son audace. Oser faire une fresque dramatique, presque classique dans sa narration et son sujet, sur trois « losers » est déjà un exploit dans un univers où les héros et les franchises sont dominants.
Mais réaliser une œuvre sous cette forme, c’est-à-dire avec une liberté de ton et un budget conséquent, permet de ne pas désespérer d’Hollywood. Car Damien Chazelle risque tout et se risque à tout. Babylon est tout simplement dingo (même s’il s’achève sur une tonalité nostalgique). Une farce grossière, vulgaire, outrancière où tous les fantasmes coexistent, du scato à l’uro, de l’interlope au vomissement (décidément un grand thème de ces derniers mois au cinéma). Tout est frontal, sans être choquant. On se surprend même à rire de cet amoncellement de situations grotesques métamorphosées en scènes burlesques. Babylon est décadente et créative, frénétique et immorale, destructrice et cynique. Chazelle a beau nous offrir de belles respirations mélancoliques ou romantiques, il n’en demeure pas moins qu’il s’amuse à broyer ses personnages dans un carnage apocalyptique.
Lettre d’amour
Pour cela, le réalisateur convoque toutes sortes de références cinéphiliques (de Brigitte Bardot à Cinéma Paradiso, de Kill Bill à Francis Ford Coppola, de Baz Lhurmann à Singin’in the Rain), manipule l’histoire du cinéma à sa guise (les anachronismes se marient très bien avec de véritables faits de l’époque), et propose au final une véritable déclaration d’amour au spectacle sur grand écran.
Un film post-confinement, où il revient aux origines de sa vocation, à l’image d’un Spielberg avec The Fabelmans ou d’un Inarritu avec Bardo. Comme si les souvenirs d’enfance et les fantasmes d’adultes se mélangeaient dans un cyclone, une tempête sous le crâne du cinéaste. Si, ici, il n’y a pas vraiment d’autofiction, on peut néanmoins affirmer qu’il s’agit d’un délire intime et euphorique sur ce qui motive le cinéaste à faire un certain cinéma, « à l’ancienne ». Avec ce qu’il faut de romance, de mélo, de comédie, de drame, de chorégraphie, et de noirceur.
Peu importe si la profondeur de cette sidérante descente aux enfers échappe à la première vue. Il y a suffisamment de détails et de clés pour comprendre la critique ironique et baroque d’un système emporté par sa propre folie. Damien Chazelle montre à quel point le cinéma est un art complexe à fabriquer, vulnérable à la critique (et au public), sensible aux humeurs (et à la lumière). S’il semble regretter le cinéma d’antan, en le reproduisant avec les moyens et les codes actuels, il n’empêche que son Babylon, œuvre gonflée et pas qu’à l’hélium, est une belle preuve de la passion du réalisateur pour cet art, invoquant ainsi les frères Lumière, Avatar, Méliès,Jurassic Park et Matrix soit les mutations technologiques qui l’ont transformé.
Babylon foisonne d’idées et de récits pour mieux chercher ce qui produit cette ensorcellement si particulier éprouvé dans une salle. Cé déluge d’images est comme un refuge au milieu d’une jungle chaotique. Une carte postale proustienne dans une déferlante banque d’images. Le film est un message à l’adresse des studios, trop préoccupés par le profit au détriment de l’originalité, des spectateurs, à qui l’on propose des films trop formatés et qui, espérons-le seront surpris et séduits par ce grand détournement, et finalement au cinéma. Un art majeur qui démontre ainsi qu’il a encore autant d’intensité que de vitalité dès lors qu’il est entre de bonnes mains. Celles d’un artisan – artiste dont la vision se veut un acte de résistance face à un Hollywood misant sur l’effet plutôt que le jeu, le feu d’artifice plutôt que le tour de magie. Mais c’est aussi une fanfare (admirablement mise en musique par Justin Hurwitz) qui sonne la fin d’une récréation avec un masochisme élevé au niveau de l’empire des sens. Amour et mort fusionnent ainsi dans un même maëlstrom dirigé par un enfant terrible. Chazelle est déterminé à faire revivre l’esprit de cette Babylon pour sauver son art et sa passion au milieu d’algorithmes, de métaverses et d’intelligence artificielle en invitant l’humanité, avec ses contradictions et ses psychoses, ses vices et ses vertus, ses aliénations et ses aspirations, dans un fracas de bruit et de fureur jouissif et salutaire.