Cate Blanchett, magistrale, mène Tár à la baguette

Cate Blanchett, magistrale, mène Tár à la baguette

Todd Field est rare. Après une absence de 17 ans derrière la caméra, il revient avec Tár, faux film biographique qui sonde les tourments de notre époque à travers le portrait d’une maestro (elle refuse le féminin) mondialement connue. Des sommets de la gloire à sa déchéance.

Mais si la mise en scène et le scénario sont signés de Todd Field, est-ce que Tár n’est pas, avant tout, un film de Cate Blanchett, actrice aussi iconique et iconoclaste que son personnage? Est-ce que, finalement, Tár n’est pas une œuvre cousue main et sur mesure, de haute couture même, pour cette fascinante actrice, un écrin pour le diamant qu’elle est dans le 7e art mondial?

Les réponses sont dans les questions. A l’image d’une Isabelle Huppert dans La Pianiste (avec qui elle ajoué sur scène dans Les bonnes en 2013), Cate Blanchett incarne une femme glaçante, pour certains méprisable tant elle est méprisante, perfectionniste et séductrice, dans un monde capitonné pour ne pas dire confiné. Taxis, avions, chambres d’hôtels luxueuses, vaste appartement ultra moderne, salles d’orchestre, restaurants où l’on chuchotte… De New York à Berlin, aucun éclat de voix ou de son étranger ne vient perturber la concentration de cette prodigieuse cheffe d’orchestre. Et à l’instar du film de Michael Haneke, subrepticement, sa vie tranquille va dérailler. Quelques coups de griffe, comme des écorchures qui vont la défigurer. Quelques obsessions qui vont amener à des ruptures sans retour. Quelques notes dérangeantes qui vont brouiller son assurance et sa tranquillité. Quelques visions hallucinatoires qui la sortent de sa zone de confort jusqu’à la renvoyer dans les limbes de l’oubli. Tout cela mélangé à une arrogance et un dédain pour ceux qui n’érigent pas la musique en valeur absolue, au-delà des jugements de l’époque.

Une mer intranquille

Tàr n’est pas une musicienne sympathique. Elle est une cheffe d’orchestre adulée. Elle maîtriseaussi bien un orchestre, une équipe, un public ou une partition que son emprise sur tous ceux qui l’entourent. Sans se soucier des blessures qu’elle procure par ses mots incisifs et ses décisions peu diplomatiques. De vexations infligées en émotions subies, celle qui voguait sur une mer cristalline et calme va connaître l’inquiétude et les orages.

Il y a peu de films qui nous captivent autant durant plus de 150 minutes, en suivant simplement l’itinéraire fluctuant d’un personnage peu empathique. Cela rend l’œuvre intrigante parce que, sans doute, son interprète nous hypnotise. Cate Blanchett, avec une certaine perversité, nous met sous son emprise, comme Lydia Tár dévore par son narcissisme tout ce qui l’entoure. Jusqu’à ne pas se soucier des conséquences : pour des élèves, son assistante, son épouse, leur fille… Mais il n’y a rien de manicchéen.

« – Et vous avez choisi? – L’amour. – Combien de temps? – 7 minutes.« 

Et c’est toute la force du drame : il laisse le spectateur faire son propre jugement face à une critique à peine déguisée mais très aiguisée sur notre rapport à la culture, qu’elle soit « cancel » ou divine. De Lydia, on retient ses tocs, son perfectionnisme, sa maîtrise des moindres détails et sa foi en son art, tout ce qui l’érige en femme puissante et dure. Le film ne la ménage pas en épreuves personnelles et professionnelles, dont on découvre qu’elle est en grande partie responsable. Comme une lente dépression qui ne veut pas dire son nom, qui lui provoque des acouphènes gênants, et qui vont, au final, la clouer au pilori. Pas assez politiquement correcte, certes. Mais surtout trop sensible au charme de jeunes femmes, étudiante ou violoncelliste. Sa faille intime. Cette certitude que le pouvoir qu’elle a mis si longtemps à conquérir, qu’elle a patiemment su bâtir, la protège de tout, même du regard extérieur ou du « wokisme ».

Car Tár est bien un film sur l’abus de pouvoir. Peu importe le génie de la cheffe, ses excès ne sont pas tous pardonnables à en croire des décideurs frileux, des employés maltraités ou une relève prompte à déboulonner les statues d’antan. Elle a beau être femme aimant les femmes, elle ne peut défendre des mâles blancs hétéros et misogynes. Elle peut-être une « patronne », elle ne peut pas briser les destins de jeunes femmes séduites puis éconduites. Elle a sans doute l’oreille parfaite, mais elle est aveuglée par son travail, son métier, son art, qui dictent toute sa vie.

Hors sol et do courbé

Un monstre cette Maestro? Pour beaucoup sans doute. Un rebelle aussi, qui refuse la victimisation et le conformisme. Obsessionnelle, tourmentée, manipulatrice, elle n’existe que sur une estrade où elle conduit chacun à respecter son rythme et son interprétation des partitions, incapable de se remettre en questions. Ici, celle de Mahler, pour son plus grand malheur, la mènera à une forme de sauvagerie destructrice, la faisant tomber de son piédestal.

Cependant, ce film érudit et hypersensible, sur cette femme aussi admirable qu’ignoble, aussi stimulante que faillible, n’a rien de cynique. Car Todd Field prend soin de son personnage (et de son actrice-star) et y infuse avec bienveillance de l’humanité.

Lydia Tár aurait pu ne pas céder à ses tentations, ses pulsions et même apprendre de ses erreurs, se prémunir de ses emportements, contrôler ses gestes et ses paroles comme elle dompte ses partitions, son orchestre et ses servants. C’est là toute la grandeur du film. On ne parvient jamais à détester cette femme qui se croit invincible, irrésistible, invulnérable. Car au fond, elle est tout le contraire. Répudiée, pas loin de la folie, elle affronte avec classe les accusations légitimes qui la font choir. Peu importe si c’est juste ou non, si elle est un génie ou pas. Son orgueil et son égo touchés, elle sait comment survivre : en musique (le final est un plan aussi surprenant qu’inspiré et ironique).

Le vertige du film provient de cette longue mise en abyme et de cette plongée par paliers vers les abysses. Blanchett livre une performance fusionnelle avec son personnage fictif : une technique absolue du jeu au service d’une partition libre d’interprétation. Drame sur la puissance et l’impuissance, autour d’une artiste qui refuse de se soumettre aux jugements d’une société clivante, Tár prend l’air du temps dans son envol pour mieux saisir la poésie et l’horreur de notre époque.

Orchestrales manœuvres in the dark

En creux, il dessine un monde irréel, où mégalomanie, narcissisme, et impunité forment des bulles virtuelles et assassines. L’errance de cette artiste enfermée dans sa propre bulle n’est pas sans rappeler les drames psychiatriques où l’on découvre que rien de ce qu’on a vu n’existait. Tout n’était qu’illusion. Un film de hantise sous l’apparence d’un récit sur l’ambition. C’est bien en proposant un scénario construit comme une divagation heurtée par des erreurs et des délires que le cinéaste transfigure son propos sur la domination. Celle-ci ne peut aboutir qu’à une forme d’aliénation. Et seul une Rosebud ou une Madeleine de Proust (ici une vieille VHS) peut sauver cette Orphée des enfers (les entrailles d’un bâtiment abandonné) ou cette malicieuse Alice du pays factice des merveilles (la forêt ou le tunnel traversés lors de son jogging).

Tout semble chimérique, illusoire voire invisible: la violence psychologique est distante comme les amours froids sont contrariés. Il y a quelque chose de conceptuel. Le tableau sans filtre mais brillant des contradictions et des lâchetés d’humains incapables de survivre sans être dans la lumière de ceux qui les éclairent, fussent-ils des magiciens ou des sorciers.

Cette Tár est l’illustration tantôt pathétique tantôt splendide des tares d’un monde dont les bruits cacophoniques sont assourdissants, jusqu’à nous empêcher d’écouter correctement sa musique. Comme si, dans le silence le plus délicieux, celui de l’existence, un écho ou un son était capable de nous renvoyer à une forme d’animalité. Tàr est un reflet majestueux, presque surréaliste, d’une société qui a perdu ses repères, prête à anéantir ceux et celles qu’elle a mythifiés.

Cela n’exempt pas le film d’une lumière légèrement optimiste. Todd Field manie parfaitement son tempo et Cate Blanchett joue superbement le premier violon. Loin d’être des métronomes, il se laissent griser par la mélodie dissonante d’une symphonie sombre, jusqu’à nous immerger dans les névroses d’artistes cherchant la note juste, l’intention ET l’attention totale. Nos sens en sortent décuplés.