Reprise : La Passagère, film inachevé d’Andrzej Munk sur l’horreur des camps

Reprise : La Passagère, film inachevé d’Andrzej Munk sur l’horreur des camps

Quelques semaines seulement après La Poupée de Wojciech Has et en attendant la passionnante rétrospective consacrée à la réalisatrice bulgare Binka Jeliaskova qui débutera le 8 mars, le distributeur Malavida nous aide à parfaire notre connaissance du cinéma d’Europe de l’Est avec la ressortie de La Passagère de Andrzej Munk (1963), dans les salles cette semaine en programme avec un documentaire revenant sur les conditions de tournage du film et la personnalité de son réalisateur. 

Il y a en effet un contexte spécifique autour de ce film puissant et indispensable (adapté d’une pièce de théâtre en partie autobiographique de Zofia Posmysz) qui raconte comment une ancienne surveillante de camp de concentration croit reconnaître, vingt ans après, une de ses anciennes détenues lors d’une croisière sur un paquebot de luxe, et se remémore alors les conditions de leur rencontre et, par extension, sa vie de « Aufseherin » (gardienne) nazie à Auschwitz. Tout d’abord, certaines séquences ont véritablement été tournées dans le camp devenu mémorial, et cela suffit à imprégner les séquences qui s’y déroulent d’une matérialité glaçante. Par ailleurs, Andrzej Munk est mort en cours de tournage d’un accident de la route, laissant le film inachevé.

On ne saura jamais ce qu’aurait été La Passagère si le cinéaste l’avait terminé lui-même, mais il est indéniable que les solutions imaginées par ses amis Witold Lesiewicz et Wiktor Woroszylski contribuent en partie à la force saisissante du film. N’ayant recours qu’aux rushes tournées par Munk (ainsi qu’une séquence terminée par l’équipe de tournage selon ses indications, juste après sa mort), ils ont ajouté une voix-off qui tout à la fois resitue le contexte et clarifie ses intentions, puis introduit le récit.

« Notre but n’est pas de dire ce que [Andrzej Munk] n’a pu dire », explique le narrateur. « Nous ignorons si nos solutions auraient été les siennes. Nous ne voulons pas compléter la narration que sa mort a laissée inachevée. Nous souhaitons seulement deviner ses intentions, malgré les lacunes et les imprécisions, pénétrer le sens de ce récit, de ce qui est important. Andrzej Munk était notre contemporain. Ses inquiétudes nous sont proches. Nous n’essayerons pas de trouver la réponse qu’il cherchait, nous reposerons seulement sa question. »

Le film débute donc au début des années 60, avec la rencontre inopinée entre l’ancienne gardienne nazie et celle qui fut peut-être sa détenue. De cette partie contemporaine, très peu de séquences furent réellement tournées par Munk. Pour combler ce manque, mais aussi grâce à un sens aigu du montage et de l’art de faire jaillir du sens, Witold Lesiewicz et Wiktor Woroszylski eurent l’idée de la réaliser uniquement à partir de photogrammes issus de ce qui avait été tourné. Il a souvent été dit que cette utilisation de l’image fixe donne à ces séquences un aspect fantomatique particulièrement pertinent. Il l’ancre aussi dans certaines recherches contemporaines – on pense fugacement à la Jetée de Chris Marker. Mais ce qui est peut-être le plus marquant, c’est la manière dont l’image fixe fige les expressions et révèle l’intériorité des personnages dans un élan quasi expressionniste.

Ce n’est que lorsque le premier flashback commence que l’image se met à bouger. Dans un premier temps, Liza fait à son mari un récit romancé et tout à son honneur de sa relation avec Marta, la jeune prisonnière politique polonaise. Puis elle se ravise, et livre une autre vérité, cruelle et lancinante, celle du combat psychologique feutré mais implacable qu’elle a livré pour briser la jeune fille et la soumettre entièrement à son pouvoir. Il s’agit donc d’un affrontement intime, peut-être même de l’ultime affrontement créé par le contexte du camp de concentration : celui non pas pour la liberté et la survie, rendu d’emblée caduque par la machine de mort nazie, mais pour préserver la dernière étincelle de libre arbitre qui lui reste. Dans ce jeu cruel, Marta résiste avec toute la force mentale dont elle est capable.

Mais c’est bien le point de vue de Liza, le bourreau, qu’embrasse le film. À travers sa voix qui nous guide en off dans le récit, ses émotions se révèlent, entre perversité et frustration, cynisme et cruauté froide. Marta, elle, reste un bloc insaisissable sur lequel Liza, malgré ses efforts, ne parvient pas à trouver de prise. La Passagère synthétise ici deux questions cruciales soulevées par la Shoah : d’un côté celle de la responsabilité individuelle à l’intérieur d’un système collectif et de l’autre celle de la banalité du mal (qui prend ici un visage si humain) chère à Hannah Arendt.

Si le film situe l’affrontement intime entre les deux femmes dans une partie du camp qui n’est pas consacrée à l’extermination des Juifs, celle-ci est omniprésente à travers l’atmosphère et la caractérisation des lieux où se déroule l’intrigue. Dans l’entrepôt que supervise Liza, notamment, les objets présents racontent l’horreur en filigrane, et lorsque cinq ou six petits landaus vides s’y succèdent, le plan est à la limite du supportable. D’autant que l’on aura vu auparavant une longue file de familles se diriger vers un bâtiment indéterminé, avant de découvrir un homme en train de dévisser la soupape d’une chambre à gaz pour y déverser le zyklon mortel. Et que dire de cette petite fille souriante qui s’arrête un instant pour caresser le chien de garde tenu en laisse par un gardien ?

Andrzej Munk n’en montrera pas plus, et pourtant l’horreur à l’oeuvre est partout. Une horreur indicible, impossible à reconstituer, et qu’il cristallise d’une certaine manière dans le comportement archétypal de Liza, rappelant que priver leurs victimes de tout et les exterminer froidement n’était encore pas suffisants pour les bourreaux, qui avaient besoin d’assoir complètement leur domination sur eux dans un jeu de pouvoir abject et écoeurant.

Soixante ans après sa sortie (il reçut au Festival de Cannes 1963 un hommage spécial du jury et le prix de la Critique), La Passagère conserve intacte sa force visuelle et psychologique. Rarement, sans doute, aura-t-on vu l’Histoire abordée sous cet angle particulier, posant d’innombrables questions sur la nature humaine, ses motivations et ses limites, qui, aujourd’hui encore, n’ont pas trouvé de réponse. Lorsqu’il s’agit de la Shoah, c’est comme si l’on reprenait, à chaque fois, la réflexion à son commencement, tant l’esprit humain a de difficultés à appréhender l’événement dans son indicible globalité. C’est d’autant plus vrai avec La Passagère qui ne cherche pas à documenter précisément des faits, mais simplement à atteindre le but obstiné de Munk : faire réfléchir son contemporain.

Fiche technique
La Passagère (Pasazerka), film inachevé d'Andrzej Munk (1963)
Terminé par Witold Lesiewicz et Wiktor Woroszylski
Scénario : Zofia Posmysz
Avec Aleksandra Slaska, Anna Ciepielewska, Jan Kreczmar, Leon Pietraszkiewicz...
Sortie française : 25 janvier 2023