Aftersun : un conte d’été sensible et inoubliable

Aftersun : un conte d’été sensible et inoubliable

Il faut surveiller Charlotte Wells de près. Cette cinéaste écossaise a tout d’une grande. Avec son premier long métrage, Aftersun, présenté à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2022, elle signe une chronique suave et délicate, bouleversante et envoûtante. Une œuvre splendide de sensibilité sur la relation entre un père dépressif et sa fille qui découvre ses premiers émois adolescents. L’horizon n’est pas le même pour cet homme paumé à 30 ans et sa progéniture de 11 ans.

Ce qui singularise Aftersun n’est pas simplement la révélation d’une autrice et réalisatrice du cinéma, ni même celle de ses deux interprètes qui portent le film, Paul Mescal (irréprochable et impressionnant) et Frankie Corio (gamine surdouée). Non, ce qui marque le spectacteur c’est bien la mise en scène d’une histoire a priori banale et simple comme une semaine de vacances dans un hôtel-club de Turquie.

Pointilliste et minimaliste

Charlotte Wells opère un véritable travail de l’image en invitant les films de caméscope de l’époque, se mélangeant factuellement aux bribes de souvenirs d’un été lointain. Elle pixellise, déforme, manipule l’image comme la mémoire fragmente, restitue, enrichit le passé. De même, le récit est désordonné chronologiquement, reconstruisant imparfaitement ces jours heureux (ou embellis par le temps). L’ensemble produit une autofiction intimiste et réaliste, onirique et universelle.

Ce père génial et bizarre, cette fille pleine de vitalité et de curiosité forment une paire de personnages mémorables. Car même si Wells distille quelques éléments comiques dans son histoire minimaliste, ce n’est pas ce qui rend ce drame supportable. Si l’on se laisse mener de bout en bout par ce film mémoriel, cet hommage au père, c’est bien parce que nous croyons sans douter à son duo de comédiens. Aftersun est l’esquisse d’un portrait dont on comprend la vue d’ensemble avec les derniers éléments qui vont clore le film. Comme une création pointilliste qui ne livre son secret, sa finalité, que si on le regarde de loin.

En cas de malheur…

Par d’infinis détails et des situations sans enjeu réel, Charlotte Wells dessine sa douce tragédie, avec quelques allers retours dans le temps et un sens de la précision appréciable. Nul besoin de mots pour exprimer les maux. Elle traduit parfaitement en images ce qui se passe dans la tête de ses personnages. Elle cherche toujours le plan, l’angle, le cadrage original pour dévoiler progressivement son dessein (et son destin). Elle créé une étrange atmosphère, intranquille et inquiète, comme une tâche dans l’oeil ou une ombre au tableau, dans ce décor factice et ce bonheur ensoleillé.

Un doux rêve obsessionnel, comme un voyage en enfance, rempli de regrets et de quelques joies. La pré-ado s’ouvre au monde sans prendre conscience de la douleur de son père. Le paternel s’isole du monde sans se douter qu’il causera le malheur de sa fille. La déstructuration du temps, la tristesse planante, la touche personnelle de la cinéaste, la lumière délavée de l’image, le grain un peu prononcé font d’Aftersun une œuvre moderne malgré son passéisme. Le film nous hante, à l’instar d’un fantôme qui renaît dans l’image d’une vidéo. C’est bien là que réside la beauté de ce film si harmonieux : il nous accroche de son début énigmatique à son épilogue entre gris clair et gris foncé. Il a cette force de faire écho à des sentiments que nous avons tous traversés, de susurrer des « je me souviens » à notre inconscient.

Un été meurtri

Tout sonne juste, alors que tout est déséquilibré. Tout paraît réel, alors que plus rien n’existe de ce temps là. Charlotte Wells ouvre un album de souvenirs pour comprendre cet été meurtri où tout lui a échappé. Un regard bienveillant mais pas indulgent sur son enfance, cette semaine de vacances où tout a basculé. C’est à la fois fragile comme la mémoire et magnétique comme cet amour absolu qui unissait les deux protagonistes. Un temps suspendu à la recherche du père perdu. Sans effets, sans didactisme, sans sentimentalisme. Il suffit d’un ciel bleu azur griffé par la trace d’un avion. D’un tapis oriental si chargé en émotions sur lequel on pose les pieds le matin. Ou encore d’une silhouette qui s’enfonce dans l’écume de la nuit.

Tout est fractionné, morcelé, mélangé. Pour qu’à la fin, dans cette épure, Aftersun dévoile la plus belle des intentions : il ne s’agit pas de s’apesantir ou de chercher l’origine du mal-être, mais bien de se laisser porter par les émotions que procurent l’invocation ou l’évocation d’un être cher et d’une jeunesse, évaporée au fil du temps. Une sorte de rêve paranormal nimbé dans un brouillard, parfois lumineux, où seul le cri de la réalité parvient à nous en échapper.