La critique sert-elle encore à quelque chose ?

La critique sert-elle encore à quelque chose ?

La question se pose régulièrement. Elle est encore plus vive en constatant les goûts de plus en plus uniformes d’un public baigné dans le marketing et les algorithmes des réseaux sociaux. Elle est d’autant plus pertinente quand on continue de quantifier en étoiles ou en notes la qualité d’un film, quand les médias classiques consacrent de moins en moins de place à la culture, et quand l’applaudimètre et la course aux prix prennent le dessus sur l’argumentation et la cinéphilie.

Un art du sensationnel

En 2022, Godard est mort. Et on pourrait croire que c’était aussi la mort du 7e art. Loin de nous, l’idée d’être nostalgique ou réactionnaire. Dans les chiffres, c’est un fait. Le box office est sans appel. Les blockbusters, aussi épatant soient-ils dans leur forme, s’imposent, sans se soucier d’originalité. Le cinéma est devenu spectacle, efficace, standardisé et manichéen, héroïque et simpliste, avec un vague message de propagande ou un peu engagé en sous texte. C’est devenu un divertissement onéreux pour les studios comme pour les spectateurs, si vous n’avez pas une carte de fidélité (15 à 18 euros la place pour certains multiplexes, et peu importe la taille de la salle). Pire, les gros succès produits ces trois dernières années ne cherchent même plus à tendre un miroir sur le monde, à réveiller en nous une réflexion ou même à nous hanter par leurs émotions. La sensation l’emporte sur la complexité et l’altérité. Et quiconque s’aventure dans un cinéma plus ambitieux, plus humain, plus personnel est condamné au flop en salles ou à aller chercher le financement de Netflix (pour le prestige, car à en croire les chiffres de la plateforme, les films les plus vus sont aussi des blockbusters à gros budgets).

GLASS ONION: A KNIVES OUT MYSTERY avec Daniel Craig et Janelle Monáe

Evidemment, cela n’empêche pas certains films, en France notamment, de résister dans un contexte de reprise toute relative de la fréquentation, qui a été voir avant tout des franchises américaines. Le spectateur apprécie les histoires vraies (Simone Veil, Novembre). Quelques comédies tirent leur épingle du jeu (Qu’est-ce-qu’on a tous fait au bon Dieu?, Maison de ratraite), sans atteindre les scores attendus pour ce genre autrefois plébiscité (et c’est sans compter le nombre de fiascos inattendus pour ce type de films). Même les grandes fresques peinent à fédérer (Les couleurs de l’incendie, Notre-Dame de Paris sont en dessous du million). Ne parlons pas des thrillers, qui ont tous été loin de la rentabilité. Et si, toujours en France, le cinéma art et essai se porte mieux qu’ailleurs – aux Etats-Unis, il est devenu marginal : rares sont ceux qui dépassent les 10M$ de recettes, même s’ils ont cumulé récompenses et nominations aux Oscars – , on ne compte que quelques succès cette année, malgré l’engouement critique ou leurs prix dans les festivals. Seuls En corps, L’innocent, Sans filtre (Triangle of Sadness), Revoir Paris, La nuit du 12, et La conspiration du Caire se classent dans les 60 premiers succès, avec plus de 500 000 spectateurs. Ces mêmes films ont aussi glâné plusieurs nominations aux César.

L’INNOCENT avec Louis Garrel et Noémie Merlant

Alors, le cinéma est-il devenu davantage une industrie qu’un art ? La critique perd-elle de son poids prescripteur et, à défaut, influenceur face à un public dont la cinéphilie a mué en fanzone ?

Sortir est un événement en soi

En grande partie, oui. Même s’il est difficile de présager du futur. Il y a d’un côté une désaffection pour la curiosité et le risque. Le ticket de ciné est-il trop cher pour découvrir une œuvre singulière, s’il n’y a pas un événement en parallèle (avant-première, débat, masterclasse, etc.)? Depuis la crise de la Covid, la sortie culturelle est remplacée par la sortie événementielle, quand elle ne sort pas du budget. Que ce soit pour le cinéma, le théâtre, les concerts, les livres ou les expositions. Le succès attire le succès. Et plus l’événement est rare, phénoménal ou spectaculaire, plus il a de chance d’être populaire s’il est bien marketé. On va voir ce que les autres vont voir, lire, ou écouter. Pas forcément ce que la critique ou les festivals préconisent (même si là encore un film d’auteur passé par Cannes a plus de chances d’attirer le public et d’être nommé aux César, Oscars, Goyas, Baftas et cie). Cela ne suffit plus. Il suffit de voir les contre-performances de L’événement, Saint-Omer, Close, Les huit montagnes, Les bonnes étoiles ou Bones and all, tous amplement récompensés à Venise ou Cannes.

LES HUIT MONTAGNES avec Alessandro Borghi et Luca Marinelli

De l’autre côté, outre la crise économique (pouvoir d’achat en berne, prix du billet devenu « prohibitif » comme on l’a déjà dit) et la crise sociologique depuis les confinements de 2020 (se replier vers le foyer, privilégier les loisirs collectifs et festifs), la culture a été réduite dans les médias, particulièrement dans la presse écrite mais aussi dans la sphère numérique. Dans les journaux, elle s’intègre aux pages « Loisirs », se voit diluer dans des rubriques où règnent la télévision et le people, quand ce n’est pas l’économie de la culture qui prend le dessus sur les nouveautés culturelles. On ne cherche plus forcément la singularité (il y a même un aspect répétitif avec les mêmes têtes d’affiches qui se déclinent dans plusieurs médias). Ne parlons pas des listes des films les plus attendus de l’année, qui semblent copiées collées d’un média à l’autre et privilégient toujours les grosses productions. Début 2023, on recensait deux films français (deux énormes budgets Pathé) attendus pour une dizaine d’américains. Comme si le reste n’était pas excitant pour le commun des mortels.

BARBIE avec Margot Robbie

Sur les réseaux sociaux, ce sont aussi ces mêmes films, plutôt des blockbusters par conséquent, qui sont relayés, même s’ils font désormais moins le poids que de nombreuses séries. Ajoutons que peu d’influenceurs spécialisés dans la culture dépassent les 50 000 abonnés sur TikTok ou Instagram. Pourtant, le cinéma reste, avec les livres et les jeux vidéos, parmi les mieux lotis. Une vedette d’un film reste un invité facile pour la télévision et la radio, un nom connu pour mettre des paillettes sur un plateau. Rares sont les stars bankables dorénavant mais, entre les publicités pour le luxe et le parfum (ou la voiture si on est Leonardo DiCaprio) et leurs parcours de plus en plus passés par le petit écran du foyer, les acteurs et actrices de cinéma sont toujours un vecteur de promotion demandé.

Un manque de visibilité de plus en plus criant

Cependant on peut s’inquiéter sur le moyen terme : les séries sont bien plus populaires (et souvent plus intéressantes, confessons-le), les vraies stars du grand écran plus rares, et la quête d’audience et d’exclusivité contraint une intense concurrence entre les programmateurs d’émissions audiovisuelles. Le cinéma français n’a pas grand chose à craindre tant la télévision est un de ses gros financeurs. Mais on constate depuis longtemps la rareté de la présence des cinéastes étrangers dans les médias. Hormis un Cameron ou un Spielberg, ou une star hollywoodienne, ça ne les intéresse que très peu, même s’ils ont reçu une Palme d’or ou un Oscar. Cela impacte sur le manque de visibilité de certaines sorties, condamnées à se concentrer sur une presse écrite (et numérique), elle-même de moins en moins lue si l’on compare à l’usage d’Instagram, YouTube, TikTok et autres Snapchat. Il y a une révolution marketing à faire pour qu’un film art et essai se fasse une place sur ces réseaux, dont les moins de 35 ans sont friands, ceux-l) même qui privilégient aujourd’hui les blockbusters hollywoodiens. À ce titre, le partenariat du Festival de Cannes avec Brut (un succès) est un bon début, tout comme on peut s’inspirer du marketing malin (et viral) d’Avatar sur TikTok (même si la série Mercredi le surclasse largement en viralité).

AVATAR

En attendant, les distributeurs indépendants doivent se rabattre sur la critique, malgré une place de plus en plus réduite pour elle, ce qui induit une baisse qualitative de celle-ci (peu de place pour la nuance, l’argumentation, l’explication, etc…). On résume avec des slogans en quelques mots calibrés pour les réseaux et les affiches (souvent extrêmes : c’est « formidable » ou « c’est nul », « extraordinaire » ou « unpopular opinion : je ne comprend pas l’engouement »). Des publicités qui ressemblent à une promo de supermarché, des étoiles dans des tableaux, des notes comme à l’école : comme si on pouvait comparer un blockbuster avec un film d’auteur, une œuvre exigente et une fiction feel-good, même si on peut aimer les deux. Pendant ce temps, la pédagogie, la transmission, la cinéphilie disparaissent face aux algorithmes ou aux patrons de studios (y compris celui de Pathé)… Il faut toute la passion française du cinéma pour maintenir encore en vie cette envie de 7e art, à l’écart du marché. Une vaillante résistance qui ressemble davantage à celle de Gaulois face à l’empire romain.

Une compétition absurde

Car une nouvelle tendance est apparue, se généralisant l’an dernier. La presse professionnelle américaine ne mesure plus la qualité d’un film à ses bonnes (ou mauvaises) critiques, mais au nombre de minutes d’applaudissements lors de la projection officielle dans un festival. C’est à la standing ovation la plus longue pour estimer l’accueil du public et, par conséquent, l’éventuel potentiel au box office ou aux Oscars (les deux obsessions américaines). Une course aux Oscars qui débute désormais dès le Festival de Cannes, voire Sundance en janvier. Un compte-à-rebours absurde qui empêche de nombreux films d’exister et focalise l’attention sur quelques œuvres primées ou applaudies. D’autant que, César ou Oscars, ces cérémonies sont devenues plus ringardes que l’Eurovision, s’avèrent injustes, oubliant de nombreux beaux films de l’année, et perdent de l’audience voire de la crédibilité (Coda, Oscar du meilleur film l’an dernier en est la plus belle illustration).

ALERTE PAR COURRIEL DE VARIETY LORS DU FESTIVAL DE VENISE 2022

Mais c’est désormais ainsi. A la fin d’une projection, on reçoit une alerte : tel film a été applaudit 7 minutes! Celui-là 9 minutes! Et celui-là 13 minutes! Et dès la fin du festival, on mesure les chances pout tel film, tel cinéaste, tel interprète d’être nommé aux Oscars. Jusqu’à la frénésie des palmarès de fin d’année, où chaque film est considéré comme un cheval dans une course hippique, avec untel qui faiblit dans le virage et un autre qui remonte le peloton… On navigue dans le ridicule, loin des appréciations artistiques et des qualités cinématographiques d’une œuvre. Qui cela excite-t-il?

D’autant que tout cela ne suffit pas à compenser la baisse du nombre de spectateurs pour les films art et essai ou étrangers, ni la baisse d’audience des films diffusés à la télévision. Pour rappel, en 2022 seuls Qu’est-ce qu’on a encore fait au bon Dieu? et Raid dingue ont réussi à se classer dans les 100 meilleures audiences de l’année en France, audiences dominées par le sport, l’info et la fiction française (et tout cela hors Netflix qui s’accapare une grosse partie de l’attention des téléspectateurs avec ses séries). On pourrait malgré tout se consoler : le cinéma est toujours une belle force d’attraction sur les plateformes (y compris des plus pointues comme LaCinetek) et Arte continue de réaliser de très beaux scores avec des films d’auteurs ou de patrimoine en première partie de soirée (avec 5 films au dessus de 1,5 million de téléspectateurs).

TOP GUN : MAVERICK avec Tom Cruise

Mais, incontestablement, il y a une uniformisation du goût. Avant même d’aller au cinéma, qui nécessite une volonté de sortir de chez soi, on veut être rassurer par ce que l’on va voir. On préfère un Top Gun : Maverick, une suite des Minions, un Marvel dont on connaît tous les rouages, un Avatar ou un The Batman dont on apprécie les univers et qui ne bousculent pas notre vision du monde.

Le diktat des chiffres

Pendant ce temps, les grands films de l’année (d’un point de vue cinématographique) souffrent de l’indifférence vis-à-vis d’eux par le public. Le désintérêt l’emporte sur les critiques, les palmarès, les applaudimètres et les plans médias. Le public est davantage séduit par les chiffres (entrées ou recettes), gobant les annonces de records (souvent faux, car on fait dire ce qu’on veut aux chiffres), même si les scénarios sont formatés. Un consumérisme qui se base finalement sur une envie de ne pas être déçu par le « produit » et qui revient à choisir un film comme on choisit un aujourd’hui un médecin, un restaurant ou un commerce, en fonction du nombre d’étoiles sur Google. Reste le bouche à oreille qui, parfois, sauve une œuvre moins attendue ou moins marketée.

Le clic triomphe sur l’esprit critique. Que peut être un critique de cinéma face au buzz, au marketing, à la viralité, la notoriété d’une sortie de cinéma ? Ce n’est même plus le problème. Cela va surtout poser un sérieux problème de cinéphilie dans les années à venir. Ce n’est pas une question de jugement d’un film (la critique s’est souvent trompée, puis rattrappée, parfois, et le culte d’un film peut finalement écraser tous ses défauts). C’est plutôt une affaire de construction de soi. En musique, on sait de manière scientifique que nos goûts sont influencés par ce qu’on écoute lors de notre adolescence (ils peuvent évidemment évoluer, mais on reste irrémédiablement attachés à ce qu’on aimait à cette époque là). Au cinéma, c’est à peu près pareil. Ce qui nous forge un regard, c’est ce qu’on a aimé dans le passage de l’enfance à l’âge adulte. Jean-Louis Schefer l’écrivait ainsi : « Ces films qui ont regardé notre enfance. » Il ne s’agit pas de comprendre ou analyser le sens d’un film que de se sentir traversé par lui, comme un élément transmetteur, un aimant pour les affects, les intuitions, les sensibilités, les signes et les codes qui parlent autant à notre corps qu’à notre mental. En résumé, aussi bon soient-ils, un Marvel ou un Star Wars parlent à notre adrénalyne pas forcément à nos neurones.

DOCTOR STRANGE IN THE MULTIVERSE OF MADNESS avec Benedict Cumberbatch

D’où l’importance de ce que l’on montre aux enfants. De ce que l’on voit quand on est jeune. De découvrir des territoires cinématographiques inexplorés. Il est effarant de voir à quel point le cinéma d’animation est toujours maltraité médiatiquement, comme la littérature jeunesse dans l’édition, quand on sait à quel point il est une fabrique essentiel à l’imaginaire et un moyen de comprendre un monde trop grand pour l’enfant.

Comment retisser le lien ?

La perte d’influence de la critique de cinéma (moins en France qu’ailleurs, reconnaissons-le), ce vieux constat, ne peut plus inverser cette tendance : les générations X, Y, Z ont fait leur cinéphilie avec les Harry Potter, Marvel, Pixar-Disney, Star Wars, mangas et autres franchises industrielles. Allez voir Parasite, film sud-coréen, ou Mommy, film québécois, qui ont trouvé un plus large public que prévu, s’est avéré souvent une première expérience pour beaucoup, en dehors du cinéma hollywoodien ou de la comédie française.

PARASITE avec Choi Woo-shik

La critique, si elle veut retrouver son lustre, va devoir faire sa propre révolution pour remettre l’art au cœur du système et le cinéma en position désirable : en investissant les nouveaux médias, et en cela en adoptant ses codes, en cessant les injonctions au profit de la compréhension, en misant sur la pédagogie plutôt qu’en donnant un avis tranché et parfois méprisable, en cessant de diviser le 7e art entre « cinéastes élus », ceux qui ont la carte (on se demande bien laquelle) et genres populaires (même si, concédons le, il est difficile de défendre une mauvaise comédie ou un film d’action sans saveur). C’est le même problème en littérature, en art, en musique ou au théâtre.

Il ne s’agit pas pour la critique de suivre l’applaudimètre de Variety ou de hiérarchiser la taille d’un texte dans un journal en fonction du nombre de copies lors de la sortie d’un film. Ni que cette critique devienne un simple agent publicitaire, tantôt indulgent, tantôt laudateur, comme un simple propagateur d’opinion. Et quelle utilité de dire du mal d’un film populaire (perte de temps et d’espace médiatique) ou de considérer certaines sorties « dispensables » (jusqu’à le justifier en moins de 200 caractères)?

LA CONSPIRATION DU CAIRE avec Tawfeek Barhom

La critique est là pour établir un ordre de valeur en fonction de divers critères artistiques, peu importe le genre ou le budget de l’œuvre. Et c’est justement parce qu’elle s’intéresse, dans le cas du cinéma, à des films parfois faiblement diffusés qu’elle leur donne une chance d’exister, même modestement, au milieu du tintamarre marketing et dans la jungle d’une concurrence féroce (jusqu’à 20 nouveautés par semaine, autre problème, sans compter les sorties sur les plateformes), dont les moyens sont inégaux et disproportionnés. On est en plein Far-West, avec une loi du marché contre laquelle chaque acte de résistance est presque héroïque. On le sait, les premières séances peuvent être fatales pour un film « fragile ». Tout comme de nombreux bons films n’ont pas l’exposition (la diffusion) qu’ils méritent et pourraient s’en relever si leur distribution était plus flexible, plus fine (en fonction de la cible, des horaires, etc.) et surtout plus longue dans le temps (reconnaissons : ça se fait de plus en plus). Ainsi le film ne mourrait pas dès le mercredi etla critique ne serait pas effacée dès le premier jour.

Insoumission au marché

Pour certains encore, elle s’espère prescriptrice (créer le buzz, l’intérêt). Mais c’est en fait un leurre. Un bon démarrage doit autant à une critique plutôt favorable qu’à un plan médiatique, un palmarès élogieux, une tête d’affiche, une réputation, une visibilité publicitaire… Le cinéma reste un art, dont le succès ou l’échec sont irrationnels.

Aussi la critique a-t-elle un autre rôle, que ce soit pour le cinéma, la littérature ou l’art. Non pas celle de classer des films comme on fait désormais des Top 10 de tout et n’importe quoi, mais de signifier quels films ont été important pour le cinéma, et d’expliquer pourquoi. C’est relier une œuvre à une filmographie, un patrimoine cinématographique qui a plus de 125 ans désormais. C’est aussi décrypter avec une certaine distance le fond comme la forme d’un film, au-delà d’un simple ressenti, notamment en donnant des clefs au spectateur. C’est enfin transmettre l’envie d’aller voir un film (plutôt que de perdre son temps à démonter certaines sorties) et par extension d’en découvrir d’autres, par ses liens artistiques, ses références, son héritage cinématographique ou la filmographie d’un ou une cinéaste.

AS BESTAS avec Denis Ménochet

Et on en revient à l’éducation au cinéma pour les jeunes. Abreuvés de grosses productions à effets spéciaux, ils perdent une culture séculaire du cinéma. Quand à la fin du XXe siècle, les foules se déplacaient pour voir Danse avec les Loups, Out of Africa, ou Pretty Woman, Jean de Florette, Le nom de la rose ou Quatre mariages et un enterrement, Le cercle des poètes disparus, La gloire de mon père ou Cyrano de Bergerac, que des aficionados se précipitaient pour découvrir Almodovar, Moretti, ou Ivory, la cinéphilie se forgeait non pas à partir de franchises mais à partir d’histoires et d’esthétiques, comme ce fut le cas les décennies auparavant. Ce que tentent encore de faire certains cinéastes (Spielberg, Cuaron, Chazelle, Reichardt, Zhao, Coppola aux Etats-Unis).

Le 7e art n’est pas mort – on l’a vu en 2022 avec des propositions aussi belles que Pacifiction, originales que Eo, intenses qu’As bestas ou séduisantes que Joyland – mais il s’appauvrit. « Parmi les centaines de milliers de films aujourd’hui accessibles en ligne, le marketing travaille inlassablement, et avec de très gros moyens, à faire en sorte que tout le monde choisisse les mêmes films, se soumette à la même idée du cinéma » rappelait déjà Jean-Michel Fredon en 2010. Le club des cinéphiles disparus…

JOYLAND

Comment alors recommander à un public habitué au cinéma pyrotechnique et gavé de films « sauveurs du monde », un autre cinéma composé de vieux films, de grands maîtres, d’œuvres non américaines (voire non françaises)? Comment faire sortir un spectateur de sa zone de confort, de l’amener un découvrir un art aux multiples formes?

Education à l’image

Evidemment, grâce aux plateformes (et au piratage avouons-le), une minorité de passionnés ne cessent de découvrir des films auxquels ils n’auraient pas eu accès dans une sorte de cinémathèque virtuelle et néanmoins essentielle. Mais si l’on veut aiguiser les regards et construire un esprit critique (ce qui n’empêche pas de se faire plaisir avec un film efficace et distrayant), il faut aller bien au-delà des recommendations établies par des robots ou de l’intelligence artificielle (pour l’instant, Chat GPT n’est pas encore optimal pour un avis critique sur une ouvre d’art).

Il ne s’agit plus de mépriser, de classer ou de ressentir, mais bien d’expliquer et de transmettre. Une modération humaine, donc imparfaite, mais argumentée, donc éclairante.

L’éducation à l’image est un enjeu démocratique aujourd’hui (que ce soit celle des réseaux sociaux ou celle de la télévision). La critique a son rôle à jouer. Pour cela il faut non seulement des moyens mais aussi de l’espace. L’espace on peut le trouver évidemment dans les nouveaux médias, dans une presse ou des revues dédiées (en danger comme le rappelle ce courrier envoyé au ministère de la Culture et signé par une dizaine de titres sous pression financière). La fragilité financière de la critique cinéma (mais aussi des attachés de presse, indispensable rouage dans la chaîne de promotion) est une menace vivace pour l’avenir du 7e art en tant qu’art diversifié. Qui défendra les œuvres singulières ou fragiles face au rouleau compresseur de mastodontes côtés en bourse? Qui préconisera, en dehors des festivals comme Lumière à Lyon ou la Rochelle, de voir des films de patrimoine qui ont marqué l’histoire du cinéma? Qui convaincra des spectateurs hésitants à découvrir tel cinéaste ou tel film ?

REVOIR PARIS avec Virginie Efira et Benoît Magimel

Il devient essentiel de passer le relais : à des jeunes cinéphiles, à des aspirants critiques, à des spectateurs curieux. Sinon on oubliera l’histoire du cinéma, de L’arrivée en train à la gare de la Ciotat à Citizen Kane, de À bout de souffle aux Sept Samouraïs.

Virginie Efira le disait récemment : lire une critique aide à mettre des mots sur ce qu’on a ressenti ou pas compris d’un film. Toujours d’actualité, Serge Daney, dans une passionnante interview sur le rapport à l’image, au journalisme et à la critique expliquait que le critique a un rôle important dans l’art : « Tu ne peux être critique que si tu fais un pari sur le temps, sinon tu fais le guide du consommateur éclairé. La question devient : « Qu’est-ce qu’il serait de bon goût de voir ce soir ? »« . Et de rappeler : « On part de quelque chose qui nous a vraiment touché, il y a une émotion, on peut gérer cette émotion, dire qu’elle est incommensurable, dire qu’on la ressent, on peut se dire que le point de départ est forcément subjectif mais que si on travaille suffisamment, par l’écriture, on arrivera à quelque chose de moins subjectif. Ce n’est pas irrationnel complètement.« 

Le cinéma n’est plus une messe

Encore faut-il former des regards, qui doivent être critiques. C’est-à-dire des cinéphiles peu soucieux du box office, du marketing, du star-système, des goûts de l’époque, de l’air du temps. Des cinéphiles qui s’intéressent aux autres arts (du spectacle aux musées), qui voyagent, qui sont impliqués dans la marche du monde, qui sont prêts à être dérangés, offensés, remis en question d’un point de vue personnel. Le cinéma ne doit plus simplement se voir comme un pèlerinage religieux (qui relie les gens) mais bien comme un miroir déformant de l’humain, dans ce qu’il a de bon comme dans ce qu’il a de mauvais.

THE FABELMANS avec David Lynch

On repense alors à l’épilogue de The Fabelmans de Steven Spielberg, quand le jeune Sammy (aka Steven en version fictionnelle) rencontre l’immense John Ford (incarné par le non moins immense David Lynch). Celui-ci donne à l’aspirant cinéaste une leçon de mise en scène en l’obligeant à contempler deux tableaux et lui faire comprendre ce qui est intéressant dans ces deux œuvres : soit le point de vue du peintre, là où il a situé la ligne d’horizon. Une leçon d’histoire de l’art pour les Nuls. Mais une instruction didactique nécessaire pour comprendre une « mise en scène » et son impact sur notre regard. Loin d’un Oscar, d’une durée d’ovation, d’étoiles de recettes en dollars ou de superlatifs.

Il est urgent de montrer le vaste patrimoine du cinéma et de mettre des mots sur ce qu’il nous procure pour que la génération X-Y-Z s’emballe pour des films – drames, comédies ou autres – qui racontent notre monde, qui rencontrent notre moi et qui répondent à nos interrogations. Car si une chose ne change pas, c’est bien la question existentielle de notre place dans le monde. Et l’art reste un outil de transcendance formidable pour nous élever de notre misérable condition humaine… La critique n’est qu’un médiateur, un passeur, un messager parmi d’autres pour faire un tri sélectif (et recyclable). Un scribe pour rallumer les lumières du passé et éclairer celles du présent. « Scribe, c’est une bonne situation? » Pas vraiment en ce moment, mais elle a le mérite de mettre des mots et des idées sur les mystères de la création. Sans avoir à se soucier de la réalité des multivers ou autres métavers. Quant à Chat GPT, il n’est pas encore formé pour ça…