The Fabelmans : Steven Spielberg dessine une ligne claire sur sa jeunesse

The Fabelmans : Steven Spielberg dessine une ligne claire sur sa jeunesse

Après les souvenirs d’enfance de Paul Thomas Anderson (Licorice Pizza) et de James Gray (Armageddon Time), et dans la lignée nostalgique de Quentin Tarantino (Once Upon a Time in Hollywood) et de Damien Chazelle (Babylon), Steven Spielberg remonte le temps à son tour avec The Fabelmans pour nous raconter, a priori, un beau roman d’apprentissage.

Derrière son classicisme apparent, le film révèle un cinéaste qui, comme à son habitude, sait se renouveler et sortir de sa zone de confort à des moments clés de sa carrière, avec plus ou moins de réussite (même si ce mot est très relatif concernant les œuvres de Spielberg). En explorant tous les genres, du film historique à la farce burlesque, du cinéma d’aventures à celui de science-fiction, du drame humaniste au spectacle horrifique, du « musical » au film politique, le cinéaste a prouvé en plus de cinquante ans qu’il savait raconter n’importe quel genre d’histoire, à sa façon.

Catharsis

The Fabelmans ne fait pas exception. Le scénario est limpide et fluide, chronologique et sans effets de style. Parfois des touches d’humour bienvenues émaillent au détour de cette chronique familiale. Le découpage laisse le temps à chaque séquence de se déployer et à chaque personnage d’exister, avec toutes ses nuances. L’esthétique est atemporelle et rend le film splendide à voir. Le spectateur est ainsi confronté à un grand film, fourmillant de petits détails pas si anodins et parfois de touches d’humour bienvenues. L’objectif n’est pas tant de scruter l’intime motivation d’un jeune homme aspirant à devenir réalisateur (ou fabriquant d’illusions), ni même de comprendre le mystère de la création. Il s’agit d’une catharsis : personnelle, en faisant ressurgir une jeunesse lointaine et renaître des parents aujourd’hui disparus, et psychologique, en révélant les névroses et traumas d’un gosse américain qui va se servir du cinéma comme d’une psychanalyse sans fin.

Car le plus frappant dans ce récit autobiographique (mais néanmoins fictionnelle puisque le cinéma transforme toute réalité en légende) n’est pas l’absence de narcissisme ou de glorification (le film s’achève avant que le jeune Fabelman ne devienne réalisateur à Hollywood), mais plutôt le dévoilement des fêlures qui vont construire (et parfois détruire) ce gamin du New Jersey. Le film est aussi lumineux, solaire à certains instants, qu’introverti, que douloureux, aussi universel que personnel. Un hommage à l’artisannat et à l’art. L’artisannat manuel (les jeux de mains sont loin d’être vilains) et l’art cérébral (ce qu’il comporte de souffrance et d’accomplissement).

Autocitations

The Fabelmans fait ainsi le lien entre l’homme et le cinéaste, entre le cinéma et le monde mais aussi entre l’homme et son œuvre. Le père maudit et obsessionnel, absent et fuyard qu’on retrouve dans Rencontres du 3e Type ou Minority Report. La mère adorée, un peu barrée, avide de liberté (divorcée et heureuse dans son foyer recomposé), qu’on croise dans Attrape-moi si tu peux. Le divorce mal vécu par les enfants dans E.T. L’extraterrestre. Ou encore l’enfant condamné à souffrir dans un réel atroce (Empire du soleil, AI). Les premiers films super 8 qui témoignent déjà, authentiquement, son appétit pour l’action : film catastrophe, western ou seconde guerre mondiale. Sans oublier les clins d’œil à sa filmographie de réalisateur (West Side Story) comme de producteur, avec cette bande de jeunes à vélo dans les rues pavillonnaires ou ces californiens bellâtres qui sont prêts à en découdre pour une même fille (Retour vers le futur). On pourrait croire que nous avons déjà tout vu.

Ce serait faire offense à ce film, qui permet à Spielberg d’être impudique comme jamais. Il montre sans équivoque le poids de l’antisémitisme (et de la judéité), la souffrance de l’adolescence, le harcèlement scolaire, l’incompréhension de l’adultère, l’attirance sexuelle, la vulnérabilité masculine. Rien n’est frontal, tout est en filigranes. La force des sentiments se mélange aux jugements des autres dans un tourbillon qui fait perdre pieds, jusqu’à se réfugier dans une passion ensevelissant toute sociabilité. Grâce à une caméra, il redevient puissant. Il héroïse le beach boy brutal et crétin comme Hollywood aime faire la propagande du mâle blanc hétéro. Il sublime presque érotiquement sa mère dansant la nuit devant les phares d’une voiture. Il cherche dans l’image ce que l’œil ne capte pas mais que le cinéma rend visible. L’oeil, ou le regard, cette fixation kubrickienne (et spielbergienne) qui traverse toujours, à un moment ou à un autre, le plan d’un de ses films.

The Fabelmans s’avèrerait alors une déclaration d’amour au 7e art, spectacle hérité du cirque et cherchant la noblesse de l’Académisme, une admiration sans faille pour ce métier, potion magique salvatrice contre toutes les embûches de l’existence.

Transmission

Mais c’est, évidemment, bien plus que cela. C’est un transmetteur. Soit un film sur la transmission (père / fils, mère / fils, grand oncle / fils, etc.) et un film qui émet une énergie (la transformation du réel, la transposition des souvenirs, le transfert des émotions, etc.). Tout le principe des conteurs, de fables ou de tragédies.

Le film débute par une dualité et un choc traumatique. Pour son premier film en salles, le père (Paul Dano, très touchant dans ce rôle ingrat), éminent ingénieur, explique à son fils, Sammy, la fantastique mécanique du cinéma. La mère (Michelle Williams, formidablement juste de bout en bout), ancienne pianiste, préfère y voir des rêves et des émotions. Forgé par ses deux discours sur cet art industriel, le jeune garçon va se prendre sur grand écran le déraillement tonitruant et fatal d’un train dans Sous le plus grand châpiteau du monde. De quoi faire naître quelques angoisse nocturnes et ouvrir une porte sur un imaginaire insoupçonné.

La fascination pour le cinéma est née. Il va vouloir reproduire la scène avec un train miniature et la caméra du père. Entouré de femmes (deux grands mères, deux sœurs, une mère), Sammy se plaît à créer un « petit monde rassurant et joyeux« . La mère l’accompagne dans son désir de filmer. Les sœurs s’amusent à être les premières actrices de ses petites fictions bricolées. Cependant, comme toujours chez Spielberg, le bonheur n’existe qu’éphémèrement. Les ambitions du père et de son collègue et meilleur ami (Seth Rogen, étonnant contre-emploi) font migrer la famille en Arizona. À l’Ouest, rien de nouveau? Tout change, hélas. Premiers extérieurs jours pour l’apprenti réalisateur. Premières tensions entre ses parents. Les tornades sont menaçantes. La mère perd pieds, le père est largué. Le meilleur ami sert de médiateur, et plus si affinités. Il faut l’arrivée de Boris (Judd Hirsch, qui réalise en trois scènes un grand numéro d’acteur), artiste forain mis à l’écart de la famille pour, là encore, transmettre ce qu’il faut de courage et d’audace au jeune Sammy afin qu’il persévère dans son envie de cinéma quand la famille se déchire littéralement.

Boîte magique à secrets

« L’art est notre drogue« . Intoxication irréversible et plus forte que tout. Sammy est destiné à aller sous le plus grand châpiteau du monde. Mais, comme toute drogue, c’est aussi un poison. L’image révèle des vérités qu’on préfère ne pas voir. Comme ces gestes tendres entre sa mère et le meilleur ami de son père. La révolte gronde, et avec, les colères. Les héros de ses premiers films sont comme lui: torturés. Quant aux filles, elles sont sacrifiées, délaissées ou inconsolables. Ce qui définit à peu près les archétypes des personnages de la filmographie de Spielberg (à quelques exceptions notables). Toujours est-il que pour traverser cette jeunesse malheureuse, le cinéma devient son langage et le spectateur reconnaîtra des séquences de films cultes au passage. Le 7e art lui permet d’exprimer ce qu’il ne peut pas dire, ce qu’il garde pour lui. A chacune de ses modestes productions, très inventives mais pas forcément originales, il apprend : sur lui, sur cet art, sur son rapport aux gens et au monde. C’est l’une des grandes prouesses de ce drame familial : chaque scène, précise psychologiquement et utile au récit, est un éloge de l’empirisme.

Mais, en bon équilibriste, Sammy / Steven rend hommage à ses parents. De son père, il a hérité la fascination pour la technique, les technologies, le progrès et l’ambition. De sa mère, il a gardé l’envie de liberté et du jeu, un certain romantisme et, surtout, cet amour du rêve et de l’imagination. Le sérieux et la folie. Une schizophrénie qui l’a conduit à rejeter une forme de réel (longtemps, jusqu’à La couleur pourpre puis La Liste de Schindler) pour préférer l’idéal que pouvait procurer le cinéma. Autrement dit transformer la réalité en fiction, plus belle et plus grande. Transmettre une vision déformée et aventureuse d’un quotidien parfois douloureux et souvent morne.

Tendres passions

Finalement, The Fabelmans réhabilite à la fois la mère pêcheresse, en lui reconnaissant l’apport décisif de ses failles et de sa sensibilité, et le père absent mais inébranlable, à qui il a cherché tant de substitut (tout son cinéma est peuplé de pères compliqués). Ils se sont tant aimés… Le film oscille ainsi, fragilement, entre le drame familial, l’éducation sentimentale et la tendresse bordélique qui secoue chacun des personnages. Spielberg ponctue de quelques bémols et de quelques dièses cette partition dépressive et intimiste, comme le son d’ongles trop long qui parasitent les notes d’un piano. Au milieu de ces égoïsmes, il ne cherche pas la revanche. Mais il sait que le cinéma ne peut pas tout réparer. Tout juste peut-il magnifier des souvenirs confus ou des sentiments diffus. Au mieux, l’odeur du celluloïd et la projection sur une toile blanche peut consoler, se faire aimer, devenir un réceptacle à secrets.

Le pouvoir de l’image

Steven Spielberg offre, dans ces cas là, des scènes d’une beauté stupéfiante : une projection sur le visage de la mère ou l’image mouvante sur la paume d’une main. Une histoire d’introspection, soit le mythe de la caverne revisité. La table de montage ou l’écran lui permettent ainsi de se détâcher de la souffrance, de devenir observateur. À plus de 75 ans, le réalisateur peut entremêler la douleur et la douceur, raconter son histoire avec la distance nécessaire mais avec une chaleur sincère. Il peut recréer ses parents par la seule magie du cinéma, et reconstituer sa jeunesse en flouant le faux du vrai. Il dessine ses origines avec une ligne claire, sans esbrouffe ni effets superflus. Pas besoin de symphonie ; une sonate suffit pour cette épopée émancipatoire, qui le mène d’une communauté à l’autre, de son foyer familial juif-américain à un secteur culturel hétéroclite. C’est à la fois l’assimilation d’un métier et celle d’un jeune homme déraciné.

Ayant bien appris ses codes cinématographiques (le spectateur ne se souvient que du début et de la fin d’un film), il boucle l’histoire comme il l’a commencée. Sobrement. Au discours sur le cinéma du père et de la père, il tend, en miroir, la leçon d’un cinéaste de légende. Toujours cette transmission intergénérationnelle, presque didactique, et, en tout cas, généreusement stimulante. Sammy (Gabriel LaBelle, merveilleux pinocchio du cinéaste) croise John Ford (David Lynch, caméo aussi culte qu’exquis) qui lui apprend à faire un plan en regardant deux tableaux (moches). « Quand l’horizon est au milieu, c’est chiant comme la pluie« .

Taquin, Spielberg retient à la lettre cette règle (légendaire) en décalant l’image de son épilogue chaplinesque : peu importe le chemin, pourvu que le ciel soit plus grand à l’écran.