Lors de la cérémonie des César, une femme, Nina, a surgi sur scène pour rappeler l’urgence à lutter contre le réchauffement climatique. L’image a aussitôt été coupée par le diffuseur, Canal Plus. Don’t look at! La soirée a repris comme si de rien n’était, déroulant le tapis rouge à des artistes soudain trop corrects.
Rien ne fait rire dans cette séquence de cette désuette cérémonie des César, summum de l’entresoi célébrant un 7e art pourtant ouvert aux soubresauts de notre époque (il suffit de voir la liste des récompensés : un film sur un féminicide, un autre sur un enfanticide, ou encore un plus intense encore sur la précarité et la xénophobie). Mais on se fiche d’un palmarès, déjà oublié. Ce qui importe ici, c’est le sens des images et le choix des maux.
Une parole brimée
En imposant des remerciements bridés à 60 secondes chrono, les César empêchent ainsi tout dérapage, toute revendication et toute émotion. A peine a-t-on entendu le mot retraite. L’organisation a paradoxalement laissé les remettants lire leurs longs gags et nombreuses répliques plus ou moins drôles sur un prompteur, sans compter les cinq minutes de discours fleuve de Brad Pitt (sans doute pour rentabiliser l’invitation). Tout cela ne sert qu’à une chose : bien contrôler la parole. Pas d’impairs, pas d’imprévus. Il faut que ce soit lisse comme une peau botoxée. Et la vacuité des propos répond en écho au vide sidéral des images. Les César célèbrent le cinéma, mais qu’a-t-on vu des films nommés, hormis des extraits fugaces? Comment promouvoir une production et ses professions sans voir un peu plus que cinq seconde d’images? Et qui a pu finalement parler de cinéma, en dehors Brad Pitt en louant le travail de David Fincher ? Personne.
Brad Pitt superstar
Finalement, ce ne fut que mondanités et platitudes. Le téléspectateur avait le temps de se distraire en regardant les visages des uns et les habits des autres. Une Fashion Week avant l’heure, superficielle et légère (quoique). On peut aussi trouver lamentable que les trois hommages de la soirée (Godard, Trintignant, Perrin) aient reçu moins de bravos que Brad Pitt (qui vient de céder sa société Plan B au français Mediawan) arrivant sur la scène. Le cinéma français ne s’aime pas, et reste fasciné par l’industrie « Hollywood », remplisseuse de salles et financière incontournable de nos modestes productions.
L’Iran et l’Ukraine
Oh, les César se sont donnés parfois bonne conscience, notamment en soutenant le peuple iranien grâce à un beau message de Golshifteh Farahani ou l’Ukraine avec un message de Juliette Binoche, et une aparté dans le discours de Louis Garrel.
On a préféré, régulièrement, rappeler l’absence de femmes réalisatrices dans la catégorie Meilleure réalisation, quand bien même un nombre record de femmes ont été récompensées à juste titre dans des catégories jusqu’ici assez masculines. Les César n’allaient pas non plus se lâcher en abordant les sujets du moment qui fâchent. Il fallait panser les plaies des années précédentes, radicales, disruptives, provocatrices, vulgaires ou wokes, selon les critiques. Cette soirée fut aseptisée, pour ne pas dire anesthésiée.
L’hypocrite attaque contre Netflix
On remerciait platement les agents, les parents, les employeurs (producteurs, réalisateurs). Surtout on s’amusait lourdement et hypocritement à dénigrer Netflix (sans mentionner les autres plateformes d’ailleurs). Hypocritement parce que :
1) tous les professionnels de la profession collaborent désormais avec ces plateformes (on est bien contents du soft power de Lupin, Balle perdue & co).
2) ces plateformes ont désormais des obligations de financement dans la production audiovisuelle, ce qui devrait ravir tout le monde.
3) tout le monde regarde Netflix & co, ou presque et le César d’honneur pour David Fincher en est bien la preuve. Rappelons que le réalisateur et producteur de la série « House of Cards » et des films Mank et The Killer (à venir cette année) sont tous diffusés exclusivement sur Netflix.
4) Netflix est proposé dans les offres commerciales de… Canal Plus, ce qui a sans doute bien contribué au redressement des abonnements à la chaîne payante.
On en est encore à une guéguerre de cour d’école. Mais ce qui apparait c’est un mépris, un snobisme, une condescendance qui, là encore, révèlent la fermeture d’esprit de cette cérémonie. Contrairement à ses homologues anglo-saxons (Oscars, Baftas), les César ne récompensent que des films sortis en salles (relativisons : tout le monde ne part pas avec les mêmes chances) et souvent projetés à Cannes (à croire que les professionnels ne voient les films que sur la Croisette).
Refroidissement cathodique
Mais le comble et l’horreur de cet ostracisme ont bien été cette séquence où une jeune femme, visage fermé et poing levé, est intervenue avec un message simple : il nous reste 761 jours avant que nous dépassions la date de l’impossible respect des accords de Paris sur le réchauffement climatique. C’est une autre urgence. Bien plus essentielle. On rappellera que le sujet a été peu abordé en fiction (Louis Garrel, again, l’a fait avec La croisade en 2021). Bien sûr, il y a des films sur la nature (ha la montagne! ha la campagne! ha les forêts!), de nombreux documentaires, mais globalement la bombe climatique n’inspire personne, alors qu’elle concerne tout le monde.
On peut aller plus loin : l’industrie du cinéma est pour l’instant prudemment soucieuse de son empreinte carbone. Une grille de critères nationaux serait pourtant bien utile pour évaluer le coût écologique de la fabrication d’un film (cela ne vaut pas seulement pour la France).
Réaction a posteriori
En réaction, Cyril Dion a initié une tribune dans Le Monde, dès le lendemain. « Nous, professionnels du cinéma, ne pouvons pas continuer à faire comme si de rien n’était et à nous décerner des récompenses en tenue de soirée, tandis que notre planète devient inhabitable. D’autant plus que nous disposons d’un pouvoir extraordinaire. Celui de participer à bouleverser les représentations du monde. (…) Nous pouvons aujourd’hui élaborer des récits qui nous aident à imaginer un futur juste et soutenable. A travers les films, nous pouvons inspirer d’autres façons d’être au monde, de nous relier et de faire face aux défis à venir.«
C’est un discours qu’il tient depuis quelques années. La tribune a été cosignée, entre autres, par des personnes assises dans la salle (Juliette Binoche, Jean Labadie, Bouli Lanners, Denis Ménochet, Dominik Moll, …). Loin de nous l’idée de les blamer, mais on reste surpris par l’absence de réactions à vif quand la jeune militante a été embarquée manu militari par deux hommes balèzes et balancée hors-champs comme on transporte un sac de pommes de terre. Sur scène, les remettants étaient un peu stupéfaits et ont repris le déroulé. Dans la salle, personne n’a interrompu les festivités. En résumé, Juliette Binoche, écologiste sincère, sait interpeller Jamel Debbouze quand il se moque d’un des films de l’actrice mais n’intervient pas quand une jeune femme alerte pacifiquement et silencieusement sur l’urgence à parler écologie. Elle n’aurait jamais pris le risque de cette intrusion si l’industrie du cinéma (y compris en France) avait été irréprochable et à la pointe dans le combat contre le réchauffement climatique.
Censure d’un autre temps
Il ne suffit pas de signer la tribune d’un camarade pour là aussi se donner bonne conscience. Il faudrait un peu d’insoumission pour réveiller les esprits. Pendant que le cinéma français sort ses plus belles parures et sacrait artistes belges, espagnols, américains, tchèque ou slovène, la planète brûle…
Et Canal Plus censurait. Car le plus choquant est là. Un retour à la télévision d’avant Canal Plus (1984). Une censure digne des années De Gaulle et consorts. On parle à tout va de liberté d’expression, jusqu’à cautionner des dérapages délictuels, propager de la désinformation et répandre des rumeurs cchant une idéologie nauséabonde. Mais on refuse de voir, tel Tartuffe, un tee-shirt qui ferait offense à notre hypersensibilité. Tout le monde se croit HPI et on nous prend malgré tout pour des cons. Le diffuseur assume cette censure anachronique et absurde et l’assistance des César ont été complices (malgré eux?) de cette interruption de service totalitaire.
Greenbashing
Triste époque. On accepte de ricaner sur Netflix, de verser sa larme sur l’Iran, de se gausser sur de pauvres exploitants, de se laisser couper la parole par une musique d’ascenseur ou même de commémorer le cinéma dans une salle de spectacle qui n’a jamais diffusé de films. Mais on invisibilise Nina et son message alarmant et fédérateur sur l’état de notre environnement. Il est à espérer que l’an prochain les César s’affichent neutre en empreinte carbonne et valorisent, comme l’a déjà fait le Festival de Cannes en 2021, des films portant un récit écolo ou des personnalités du cinéma ayant un discours sur le sujet.
Car plus le 7e art ignorera l’enjeu climatique, plus la révolte militante saura perturber sa logique d’entre soi (les professionnels de la profession). Ce que la censure de Canal Plus et le silence des convives ont souligné, à l’image, c’est bien le déni d’une caste sur son Mont Olympe. Même si nous savons que ce n’est pas le cas, c’est ce que les téléspectateurs ont vu, quand on leur a refusé de regarder ce chiffre imprimé sur un bout de tissu.
Et, au final, que retient-on de cette soirée, en lisant les compte-rendus sur le Net? Jamel interrompu par Juliette, Brad en bromance avec David et cette interruption de service contraire à l’exception culturelle française.