Empire of Light : Les splendides clair-obscurs de Sam Mendès

Empire of Light : Les splendides clair-obscurs de Sam Mendès

Les déclarations d’amour au cinéma n’en finissent pas, telle une dernière séance psy post-confinement. Après le foutraque et flamboyant Babylon, l’intimiste et passionnant The Fabelmans, c’est au tour d’Empire of Light, subtil et envoûtant, parfois drôle malgré les drames, de s’enflammer pour le 7e art et l’expérience en salles. Ici l’écran sert de miroir thérapeutique pour une femme qui cherche à s’arrimer à un rivage pour ne pas se noyer.

Sam Mendès revient au mélodrame après deux James Bond et trois films historiques (Les sentiers de la perdition, Jarhead et le récent 1917). Le réalisateur d’American Beauty et des Noces rebelles, qui scrutaient dans ces deux films les atermoiements d’une classe moyenne écrasée par le factice American Dream au point de s’y perdre, poursuit son étude sociologique des sentiments dans un faux huis-clos. Cette fois-ci, il en change quelques paramètres et fait davantage le lien avec un autre de ses beaux films, Away we go, plus pragmatique et moins dévastateur : la banlieue américaine est remplacée par une ville provinciale et balnéaire anglaise, Margate (au nord de Douvres), et au pavillon du foyer a priori protecteur, se substitue un (splendide) cinéma art déco vieillissant.

Promenade de l’anglaise

Cependant, il poursuit son chemin, de films en films : l’errance (psychologique essentiellement) d’un personnage (Hilary, la quarantaine, seule et bipolaire) qui, entre chemins de traverse, tunnels sans lumières, et belles échappées, tentera d’atteindre une destination autre que l’hôpital psychiatrique.

Contrairement à l’éclectisme apparent de sa filmographie, Sam Mendès reste cohérent depuis plus de vingt ans. Après tout, ses James Bond ou son soldat de la Grande guerre, son couple d’Away we go ou la famille Burnham d’American Beauty, le duel entre les Sullivan et les Connor dans Les sentiers de la perdition ou la bande de militaires envoyée dans le désert dans Jarhead, subissent tous le même sort. Ils sont paumés, égarés parfois, et doivent trouver la bonne voie pour fuir leurs démons tout en conservant un semblant de dignité ou d’honnêteté.

Hilary, en cela, n’est pas différente d’eux. Ses traumas enfouis troublent intensément sa quête de bonheur et de quiétude dans un pays à feu et à sang, entre la politique violente de Margaret Thatcher et la résurgence de skinheads xénophobes brutaux et idiots.

Le cinéma, dont elle est la « régisseuse » en chef, est son havre de paix. Sa seule activité également. Aussi s’emploie-t-elle à être la première arrivée et la dernière partie, exécutant avec soin toutes les tâches assignées ou non. Paradoxalement, elle ne voit jamais un seul film. Incarnée par une Olivia Colman aussi magnifique que captivante, capable de toutes les nuances jusque dans ses excès, le personnage apparait ordinaire. Il faut le génie de la comédienne pour en faire une héroïne du quotidien, entre ses routines rassurantes et les rustines apaisantes qu’elle applique pour que retarder son effondrement.

Déraison et sentiments

Sous « tutelle » d’un homme sans vergogne et exploitateur jusqu’à la nausée (Colin Firth, parfait dans un rôle vraiment peu aimable), elle va trouver un bol d’air oxygéné avec l’arrivée d’un jeune homme aussi beau que gentil et doué, Stephen. Lui aussi est légèrement perdu : élevé par sa mère, noir dans une ville provinciale, étudiant brillant mais peu confiant en lui, il accepte un boluot d’ouvreur dans le cinéma. Michael Ward habite avec grâce ce personnage sensible et suave. La relation amoureuse, à la fois tendre et charnelle, qu’il a avec cette vieille britannique, fait écho à Harold et Maud : la caméra de Sam Mendès ne juge jamais leur liaison et elle ne dicte pas plus une quelconque morale qui pourrait naître de cette histoire. L’amour ne se commande pas et fait fi des étiquettes comme de la différence d’âge ou de peau. A l’instar de la mère de Stephen ne cherche pas à le comprendre mais ne peut que l’absoudre par une compassion résignée face à l’évidence

Empire of Light est un récit sur plusieurs emprises qui s’entrecroisent. Stephen subit celle de son éducation, de sa communauté, de ce pays raciste, de sa peau, de sa condition sociale. Hillary ne parvient pas à se dépêtrer de la domination de ses émotions (de la générosité à la jalousie), de sa folie intérieure, de son passé tourmenté, de son patron et même de son travail. Il faut toute la beauté du cinéma de Mendès, mais aussi toute sa fragilité sous les ors d’une production classique et dispendieuse, pour que l’alchimie opère et que l’étincelle entre ces deux personnages antagonistes provoque la chaleur nécessaire. Un feu d’artifice sans tambours ni trompettes.

Le mélodrame est séduisant car il ne cherche pas à tirer les larmes. Comme dans Far from Heaven (Loin du Paradis) de Todd Haynes, ce film cherche avant tout à tisser du lien entre deux êtres humains qui s’apprivoisent maladroitement, quitte à s’écarter des convenances et desserer les carcans d’une société coincée dans son conformisme.

Cinema Paradiso

Peu importe l’issue (émancipatrice) de leur relation, malgré le chaos ambiant et les grand huit émotionnels. Ce qui nous bouleverse c’est la simplicité et la sobriété qu’amène le cinéaste dans ce barnum psychologique où tout semble prêt à s’effondrer. C’est là que le cinéma entre dans le cirque des sentiments. Lien social par excellence, le cinéma n’est pas seulement un objet conversationnel, et la salle de cinéma un lieu de rencontres où se mêlent les jeux du hasard et de l’amour. Si la passion fragile entre Hillary et Stephen est au cœur du scénario, c’est bien celle pour le 7e art qui atténue les névroses et traumas de chacun. Tel un baume apaisant sur des plaies vivaces. Les références sont multiples : cette salle projette essentiellement des succès de 1981. Que ce soit celles d’un jeune homme qui cherche sa place dans une société qui semble le rejeter quand elle ne veut pas le renvoyer à ses origines tropicales, ou d’un projectionniste (Toby Jones, merveilleux) qui, tel Platon, préfère sa caverne où il projette des lumières sur le grand écran pour mieux oublier ses erreurs dans le réel. Ces deux hommes vont, par leurs confidences et par la confiance qui les lie à Hillary, conduire cette femme à l’équilibre mental vulnérable dans la salle pour s’installer dans un fauteuil afin qu’elle ressente la magie du 7e art. Cet ensorcellement qui vous fait oublier les soucis, la réalité, la brutalité de l’existence.

En regardant Bienvenue, Mister Chance, film poétique de Hal Ashby, avec l’immense Peter Sellers, Hillary a une révélation sur ce que peut lui apporter la fabrique à rêves. Elle se reconnait dans ce monsieur Chance, naïf et simple, solitaire et monomaniaque, appeuré par l’idée d’être confronté au monde extérieur. Cette évasion artificielle va lui offrir la porte de sortie salutaire pour qu’elle puisse affronter son avenir, avec ou sans Stephen, avec ou sans médocs, avec ou sans tutelle. De là naît une émotion insaisissable mais palpable qui rend Empire of Light plus touchant que grandiose, plus lumineux que déprimant, plus humain que sociétal. Le gris foncé tire vers le gris clair. Les contre-jours se font plus rares. La lutte entre le clair et l’obscur s’achève par une humble victoire du premier. Nul besoin de rêver grand, il faut s’accomoder des petits bonheurs que procurent la vie, entre ombres et lumières : un feu d’artifice dans la nuit, une journée à la plage, deux heures dans un siège de cinéma…