Cannes 2023 | Ruben Östlund, un président grinçant et « bien-pensant »

Cannes 2023 | Ruben Östlund, un président grinçant et « bien-pensant »

Ils sont peu nombreux à avoir été auréolés d’une double Palme d’or : Coppola, August, Kusturica, Imamura, les Dardenne, Haneke, Loach… et Östlund. C’est un peu plus que le club des doubles Lion d’or (Cayatte, Malle, Yimou et Ang Lee) et beaucoup plus que le doublé Ours d’or (Ang Lee, encore).

Logiquement, Thierry Frémaux a voulu souligner l’événement en invitant le réalisateur suédois Ruben Östlund à présider le jury du Festival de Cannes 2023, un an après sa deuxième Palme, clivante, pour Sans filtre.

L’homme est un provocateur. Il aime le débat, les contradictions, gratter là où ça fait un peu mal à l’égo. Le consensus n’est pas son café crème. Pour lui l’art est un vecteur d’interrogations, et ne doit pas hésiter à déranger, interpeller, et pourquoi pas offenser. Même s’il enfonce des portes ouvertes, même si les morales de ses histoires ne sont pas si déstabilisantes, on peut lui reconnaître un certain goût pour la polémique. De là à être anti-conformiste, il ne faudrait pas exagérer. Il contourne éventuellement les conventions d’une société qui se complaît dans une certaine lissitude et une superficialité assumée. Certains s’amuseront de l’intranquillité causée par les confrontations de ses personnages, quand d’autres trouveront la zone d’inconfort bien sage et déjà balisée.

Jeu de massacre

Bienvenue en terrain connu ? Presque. Plus cynique qu’acide, plus sarcastique que caustique, son cinéma ne s’embarrasse pas de complexités extrêmes, préférant une forme de facilité à se moquer des élites, qui forcément peut séduire à notre époque, et à bousculer l’ordre établi, quitte à être dans la posture.

Au final, c’est davantage l’œuvre d’un homme piégé dans ses propres contradictions, entre réaction et progrès, qui ne parvient pas à trouver les réponses (à l’image de ce dialogue de sourds entre un américain Marxiste et un milliardaire russe capitaliste dans Sans filtre) et qui plonge ses personnages dans une sorte de lutte vengeresse (les divorces ne sont jamais à l’amiable ni aimables). Le cinéaste ne réussit jamais à se défaire de cette misanthropie, au point de ne jamais sauver ses personnages et même d’abimer ceux qui auraient pu être sauvés de ce carnage humain.

« Ça ne me dérange pas que la gauche ne m’aime pas. Elle regarde le monde de façon sentimentale : les pauvres sont authentiques et bons, et les riches sont égoïstes et superficiels… Moi, je suis équitablement dur avec tous mes personnages et tous tombent dans les mêmes travers. La gauche a oublié Marx, lequel prônait d’utiliser le capitalisme pour construire un certain niveau de société » (in Le Monde).

Opérations chirurgicales

C’est ce qui peut plaire ou déplaire. A écorcher un peu plus les blessures de l’âme, à chercher chaque fois ce qui pourrait nous remettre en question (en ciblant évidemment la bourgeoisie occidentale), à s’épancher sur nos déviances et trancher dans nos certitudes, Ruben Östlund ouvre un fossé vertigineux grâce à l’exploration de nos failles. Finalement, film après film, plus pessimistes les uns que les autres, il semble jouer avec notre incapacité à survivre aux désastres annoncés. Et il joue, tel un enfant s’amusant avec des fourmis, avec des êtres qui se perdent jusqu’à se renier.

Finalement, on peut au moins lui reconnaître cette qualité : ses films nous montrent jusqu’où le déni peut conduire sur les sentiers de la perdition. Le cinéma suédois a rarement été joyeux. On note même une sérieuse différence avec ses voisins norvégiens, finlandais et danois sur ce sujet. Sans trop généraliser, il y a une forme d’austérité dans l’atmosphère et une observation assez clinique des sentiments.

De son île nordique aux Alpes

Parents instituteurs de gauche, séparé de son grand frère et de son père quand il a quatre ans, le petit Ruben vit uniquement avec sa mère, communiste (lui se revendiquant plutôt socialiste). Une femme qui l’encourage à développer son esprit critique et sa confiance en lui. De fait, il n’en manque pas.

Grand amoureux de la montagne, il débute la réalisation en filmant des skieurs de l’extrême, appréciant l’aspect spectaculaire des images, le goût des plans longs et les prises de vues multiples. Fort de cette expérience au début de sa vingtaine, il entre à la fac de cinéma de Göteborg, à un jet de ferry de la maison familiale.

Cet appétit pour la performance se retrouve à la fois sur ses tournages et à l’écran. Trente prises ne sont pas forcément inutiles à ses yeux, quitte à épuiser tout le monde. Et le découpage des séquences peut conduire à des scènes interminables voire excessives. En soi, Östlund est déjà « réactionnaire ». Le cinéma suédois est formaté, toujours complexé par les géants locaux. Au début des années 2000, il ne parvient pas à se défaire de l’emprise écrasante des films d’Ingmar Bergman, Bo Widerberg ou Roy Andersson. Le jeune Ruben veut s’écarter de la psychologie bergmanienne et du style de l’école de Göteborg, mais il rejette encore plus les scénarios formatés et la manière même de produire des films faits, au final, pour la télévision.

Sensations à l’horizon

Aussi, préfère-t-il écrire des films où l’image est à l’origine de la sensation et où le récit n’a rien de prévisible. Il préfère le situationnisme au psychologisme, l’extérieur jour à l’intérieur nuit. Ce divorce avec le cinéma de studio et l’approche auteurisante héritée de la Nouvelle Vague est aussi motivé par une ambition assumée et un goût de la compétition. Le cinéaste a très tôt visé le Festival de Cannes comme objectif. Même si c’est à Berlin qu’il a reçu son premier grand prix (Ours d’or du meilleur court métrage pour Incident bancaire). Mais, hormis ses trois premiers longs métrages, tous les autres sont passés par la Croisette : Un certain regard (Happy Sweden, Snow Therapy aka Force Majeur, prix du jury), Quinzaine des réalisateurs (Play) et Compétition (The Square, Sans filtre).

Malin, le cinéma d’Östlund semble même produit pour cibler le public en smocking et robe de soirée du festival. Les scènes de dîner chics et coincés entre mondains prétentieux et parvenus dans The Square (un homme qui imite un singe et tout déraille) et Sans filtre (une intoxication alimentaire où tous les passagers vomissent) peuvent être vus comme deux marqueurs cinématographiques visant à moquer ce public cannois mélangeant cinéphiles et m’as-tu-vu.

Expériences anthrophologiques

Pas étonnant alors que son cinéma crispe. Certains y voit un miroir déformant grossier quand d’autres louent un miroir grossissant jubilatoire. Le réalisateur s’amuse surtout à sortir ses personnages des cases dans lesquelles ils sont enfermés, pour les voir évoluer dans des territoires qui leur sont inconnus. Une expérience biologique en quelque sorte, pour ne pas dire anthropologique, dans des huis-clos grandeur nature (une station de ski, un musée d’art contemporain, un yacht en pleine mer).

Il cherche en permanence à faire réagir, n’hésitant pas à partir en quête de critiques ou de débats. Après tout, il se dit de gauche, mais son cinéma véhicule clairement des idées de droite. La sociologie l’emporte toujours sur la psychologie. La confrontation est plus salvatrice que l’uniformisation ou le consensus. Pas étonnant qu’il admire Michael Haneke (même si le cinéma du suédois est moins austère) et Michel Houellebecq (avec qui il partage un certain nihilisme).

Par conséquent, qu’on ne l’aime ou pas, n’a pas d’importance. Il navigue entre deux eaux en permanence, comme il vit entre deux mondes (la Suède, l’Espagne), et cohabite avec deux modèles familiaux (le sien, libertaire, celui de sa femme, photographe allemande, patriarcal). Car, si on peut lui reprocher d’avoir une vision assez binaire de la société (même s’il s’en défend), il n’en est pas moins intéressant d’observer son regard plus complexe sur les rapports entre sexes. Les hommes n’ont pas le beau rôle. Lâches ou vaniteux, soumis ou impuissants. Les femmes prennent rapidement le pouvoir dans ses histoires.

Divertissement presque burlesque

De même, il préfère filmer frontalement ses personnages. Face à face avec la caméra. Dans les yeux. Prêts – cinéastes, acteurs – au combat. Il a retenu la leçon de son premier long métrage, Play, trop stylisé, hyper formaliste, où de longs plans filmés en temps réel se succédaient. Pour séduire, il faut divertir. Sans renier la part intellectuelle du propos. Paradoxalement, il aspire à une absolue liberté. Sur le tournage, celle de pouvoir tourner plusieurs fois une même séquence. Dans la salle de montage, celle de pouvoir changer son film ou le rythme du récit comme bon lui semble. Lors de la sortie d’un film, celle de ne pas avoir à se soucier du succès, en profitant des financements publics et européens qui lui assurent de couvrir son budget et de se payer. Cette triple liberté lui permet de produire et réaliser les films qu’il veut, loin des contraintes d’une industrie.

Son prochain film, The Entertainment System is Down, sera (de nouveau) un huis-clos (dans un avion). Tous les écrans sont en panne et les passagers doivent subir un vol long courrier sans distractions visuelles ni téléphones… Que fait-on pour occuper le temps? C’est un peu le trait d’union entre Snow Therapy (des vacances en famille à la montage pour une famille en train de se déchirer), The Square (la culture comme une consommation de masse et un loisir de prétentieux), et Sans filtre (un voyage en yacht de luxe pour une société hors-sol). Trois facettes d’un bonheur instagrammable, dicté par un capitalisme qui oblige davantage à « réussir » son expérience en narguant les autres qu’à profiter de l’existence en partageant avec les autres. Du factice, de l’artificiel pour une civilisation triste et superficielle.

Instinct de domination

Ruben Östlund aime sortir ses personnages de leur zone de confort, quitte à les déglorifier et à montrer leurs faiblesses et leur misère sentimentale. Il ne peut pas s’empêcher de surexposer l’aspiration à dominer, la quête obsessionnelle de l’argent et du pouvoir, la création de nouveaux esclavagismes, le mauvais goût de gens qui n’ont plus de culture, qui dépendent du jugement des autres. On doit sauver un mariage, sa position dans l’élite ou sa réputation.

Quelque part, on a envie de lui signifier qu’il est exactement ce qu’il dénonce. Un cinéaste assoiffé de prestige et de reconnaissance, désormais bien installé en première classe du cinéma d’auteur mondial. Tout un paradoxe. Finalement n’est-ce pas cela qui dérange le plus chez lui? Cette accumulation de contradictions entre son réel et ses fictions, son autodérision authentique et son ironie mordante antipathique, cette volonté de vouloir créer de la querelle et du partage alors que ses films s’achèvent systématiquement sur une impasse et un impossible dialogue?

Avocat du diable?

Et s’il n’était qu’un entomologiste sans empathie…? Cela pourrait explique que son cinéma soit aussi grinçant que glaçant. On ne peut pas s’empêcher de lui reconnaître un sens de l’image, un esthétisme soigné, et une dynamique du découpage, pour mettre en lumière les aspects sombres de notre époque. Après tout, il privilégie l’exploration des zones d’ombres de nos vies. Si derrière toutes ces bravades rhétoriques, didactiques et cinématographiques, tel un réactionnaire de plateau-télé jouissant de se faire l’avocat du diable, il n’y avait finalement qu’un discours moraliste, presque arrogant, et, souvent, assez agaçant ?

Car, sous tout ce vernis de provocations et cette couche d’insolence, on constate surtout que Ruben Östlund délivre une vision bien-pensante. Le spectacteur, bousculé ou irrité, perplexe ou énervé, se positionnera d’une manière ou d’une autre, du côté des moqués ou des moqueurs, et ce, sans être inquiété. Au contraire, le cinéma du réalisateur est rassurant. Il permet d’expier nos péchés capitaux sans nous pousser au pardon, à la révolution ou à la rédemption. De ses films, on retient ainsi une gentille rebellion contre les absurdités de nos sociétés, où l’humain se réduit finalement à un être sauvage en terre soi-disant civilisée.

Filmographie

Låt dom andra sköta kärleken - court métrage - 2000
Familj igen  - court métrage - 2002
Gitarrmongot (The Guitar Mongoloid) - 2004 - Prix Fipresci Festival de Moscou
Scen nr : 6882 ur mitt liv (Scène 6882 de ma vie) - court métrage - 2005
Nattbad - court métrage - 2006
Happy Sweden - 2008 - sélection Un certain regard Festival de Cannes, prix spécial du jury Mar del Plata
Händelse vid Bank (Incident bancaire) - court métrage - 2010 - Prix du public et meilleur scénario Festival de Stockholm, Ours d'or du court métrage Berlinale
Play - 2011 - Prix du meilleur réalisateur Festival de Tokyo ; sélection Quinzaine des réalisateurs Festival de Cannes
Snow Therapy (Force majeure / Turist) - 2014 - Prix du jury Un certain regard Festival de Cannes
The Square - 2017 - Palme d'or Festival de Cannes ; Prix du cinéma européen meilleur film, meilleure comédie, meilleure réalisation, meilleur scénariste ; meilleur film éuropéen David di Donatello ; meilleur film éuropéen  Goyas
Triange of Sadness (Sans filtre) - 2022 - Palme d'or Festival de Cannes ;  Prix du cinéma européen meilleur film, meilleure réalisation et meilleur scénariste ; nominations meilleur film, meilleure réalisation et meilleur scénariste aux Oscars
The Entertainment System is Down - à venir