Cannes 2023 | Au commencement était le court

Cannes 2023 | Au commencement était le court

Cette année, on compte pas moins de 28 premiers longs métrages projetés dans les différentes sections cannoises : 10 à l’Officielle, 8 à la Semaine de la Critique, 6 à la Quinzaine des cinéastes et 4 à l’ACID. Pour beaucoup de festivaliers, les noms des réalisatrices et réalisateurs en lice n’évoquent rien : des inconnu·e·s à découvrir. Mais pour tout un pan de la profession, ce sont au contraire des carrières qui se poursuivent et des promesses qui se confirment. Car avant d’arriver à Cannes tout auréolé d’une première sélection sur la Croisette, un·e cinéaste est très souvent passé·e par la case du court métrage qui, à l’image du long, a ses réseaux de production et de diffusion, ses festivals et ses spécialistes, mais aussi ses stars. Et même si le format court ne focalise guère l’attention à Cannes, on peut faire confiance aux comités de sélection des différentes sections pour être particulièrement attentifs à ce qui se passe dans ce petit monde à part, dès lors que ses auteurs et autrices font leurs premiers pas dans celui du long.

Ramata-Toulaye Sy, qui concourt pour la palme d’or avec Banel et Adama, a ainsi gagné le prix spécial du jury à Clermont-Ferrand en 2022 avec son premier court professionnel, Astel, l’histoire d’une petite fille qui en passant du côté de l’adolescence, se sent brutalement rejetée par son père. La jeune femme, diplômée de la FEMIS en section scénario, avait jusque-là coécrit des longs métrages comme Notre-Dame-du-Nil d’Atiq Rahimi. À Un Certain Regard, le rappeur Baloji, lui aussi récompensé à Clermont-Ferrand avec son film musical Zombies, hallucinante plongée dans un Kinshasa futuriste, présente Augure. Il avait auparavant réalisé ses propres clips. Thien An Pham revient à la Quinzaine des Cinéastes pour Inside the yellow cocoon shell 4 ans après y avoir montré son court Stay awake, be ready. Son film précédent, The Mute, déambulation pluvieuse d’une jeune femme à la veille de son mariage, avait déjà connu un grand succès en festival.

Un exceptionnel vivier de talents à suivre

Il y a ainsi, derrière la majorité des longs métrages présent à Cannes, des courts qui ont su, à un moment, séduire la longue chaîne de professionnels qui se penchent sur le berceau des films. Même s’il serait dommageable de ne réduire le format court qu’à cette image de « galop d’essai » ou de « carte de visite » avant le passage au Saint Graal que constituerait le long (rappelons que, par choix, certain·e·s cinéastes réalisent des courts toute leur vie), il faut reconnaître que le monde du court est un exceptionnel vivier de talents à suivre – ce dont auraient bien tort de se priver les comités de sélection.

De nombreux programmes s’attachent d’ailleurs à faire la jonction, accompagnant le passage du gué via des résidences ou des ateliers. Parmi ces nombreux laboratoires, dont la résidence de la Cinéfondation qui accueille à Paris les premiers et deuxièmes longs métrages en cours d’écriture, l’un s’enracine tout particulièrement à Cannes, par l’intermédiaire de la Semaine de la Critique. Chaque année, les cinéastes sélectionnés sur la Croisette avec leurs courts métrages, sont en effet invités à postuler au programme Next Step, qui propose de les accompagner sur l’écriture de leur premier long. Parmi les films réalisés depuis sa création en 2014, on trouve A Ciambra de Jonas Carpignano, Bombay rose de Gitanjali Rao, Perdrix d’Erwan Le Duc ou encore Alma Viva de Cristèle Alvez Meira.

Next Step essaime jusqu’en sélection officielle

Lors de cette édition, ce sont 4 longs métrages issus du programme qui sont présentés sur la Croisette. Levante de Lillah Halla est de retour à la Semaine de la Critique 3 ans après son court Menarca, un film de genre féministe qui réglait sauvagement ses comptes avec la masculinité toxique, au Brésil comme ailleurs. Son premier long poursuit dans une thématique contemporaine et brûlante, celle du droit à l’avortement, dans un pays où il est très strictement encadré et demeure dans la majorité des cas un délit. 

On peut trouver logique que la Semaine suive les cinéastes qu’elle a contribué à découvrir. Mais il n’est pas anodin que les alumni de la section parallèle essaiment largement dans les autres sections et, plus particulièrement, cette année, en sélection officielle. On retrouve ainsi Elias Belkeddar en séance de minuit avec Omar la Fraise, Les Colons de Felipe Galvez et How to have sex de Molly Manning Walker (récompensée en 2021 du prix Next Step) à Un Certain regard. 

Elias Belkeddar en séance de minuit, Molly Manning Walker à Un Certain regard

Elias Belkeddar avait remporté le prix Canal + en 2018 avec son film Un Jour de mariage, récit fragmenté aux allures d’errance existentielle, qui esquissait par petites touches une chronique ténue, sensible et délicatement contemplative. Son premier long reprend et prolonge le motif du court en s’attachant à Omar, un bandit à l’ancienne contraint de fuir en Algérie pour y vivre de petites magouilles. Précédé d’excellentes rumeurs, il devrait confirmer le talent de Belkeddar à parler par la bande – et avec humour – de l’Algérie contemporaine. 

Le film de Molly Manning Walker est également précédé d’échos enthousiastes. La réalisatrice avait marqué les esprits en 2020 avec son premier court métrage, Good Thanks, You ?, un récit brut et épuré qui racontait par bribes les quelques jours suivant un viol. Entre plongée vertigineuse dans un dédale administratif absurde et impossibilité brutale de dire comme de taire, le film frappait fort, s’inscrivant dans une actualité évidemment brûlante. La réalisatrice poursuit son exploration des violences sexuelles, nous dit-on, avec une plongée dans un rite de passage typiquement britannique où des jeunes filles passent leurs vacances à Majorque dans le but d’y perdre leur virginité dans des fêtes orgiaques…

Éloge du court et de la curiosité

Enfin, Les Colons de Felipe Galvez, oeuvre forte qui raconte un épisode sanglant de l’unification de l’Etat du Chili au début du XXe siècle, s’annonce comme un mélange de western spaghetti et de thriller historique. Il fait suite à Rapaz (Semaine de la Critique 2018) qui captait sur le vif un fait divers presque banal, filmé avec un téléphone portable au beau milieu de la rue, dans une montée en puissance implacable où se mêlaient l’énergie d’un cinéma ultra-contemporain et le sentiment d’urgence d’un cinéaste cherchant à témoigner des dérives de son temps.

Il est logique que les cinéastes commencent quelque part et, dans une certaine mesure, c’est le rôle des sélectionneurs d’être capable de reconnaître un auteur ou une autrice, ainsi qu’un bon film, quand ils en croisent un·e. Le plaisir ne tient donc pas tant au fait d’avoir été le premier à découvrir une personnalité naissante du cinéma que dans celui d’avoir été le ou la première à y croire. Parfois, c’est un exercice solitaire, et il est plaisant d’être peu à peu rejoint par un volume plus important de spectateurs. Voilà ce qui arrive chaque année à Cannes, comme dans tous les festivals un tant soit peu attentifs au renouveau du cinéma contemporain, ou tout simplement dans la plupart des manifestations consacrées au court.

On se permettra donc un conseil aux festivaliers pour cette édition 2023 : plutôt que vous lever à 6h du matin pour briguer une hypothétique place à la séance de 8h30 d’Indiana Jones, celle-là même qui était complète avant d’avoir été ouverte à la réservation, courez donc voir des courts métrages et des premiers longs métrages. Plutôt que de vous prononcer sur les énièmes aventures d’un héros que tout le monde connait, vous aurez à votre tour le plaisir (et la fierté) d’avoir rencontré avant tout le monde l’univers de celui ou celle qui, dans dix ans, fera se lever aux aurores les foules cannoises.