Cannes 2023 | The Zone of Interest :  Jonathan Glazer, glaçant

Cannes 2023 | The Zone of Interest : Jonathan Glazer, glaçant

La Shoah est autant un fait historique rabâché par le cinéma qu’un sujet clivant sur la manière dont on peut la transposer sur grand écran. The Zone of Interest démontre qu’on peut encore réaliser un objet cinématographiquement singulier pour décrire l’horreur des camps.

En adaptant très librement le roman éponyme de Martin Amis (décédé aujourd’hui, ndlr), Jonathan Glazer a choisi un formalisme aussi radical qu’épuré pour traduire la terreur de cette entreprise de la mort. Le cinéaste britannique est un chercheur patient. Cela fait dix ans que son dernier film est sorti, le fantastique et hypnotisant Under the Skin, lui même réalisé neuf ans après Birth.

On comprend mieux pourquoi tant de temps lui est nécessaire pour livrer un drame qui fait appel à tous nos sens, et ce dès les premières secondes. Jonathan Glazer signe une œuvre réfléchie intellectuellement et formellement, puissante cinématographiquement, et dérangeante, forcément.

Zone grise

Déconcertante aussi. A l’image de ce début de film : un écran gris simplement accompagné de la musique aussi mystérieuse qu’inquiétante de Mica Levi. La zone d’intérêt s’avère la zone grise de l’Histoire et de l’Holocauste. Un hors-champ qui prend d’abord place au bord d’une rivière où une famille allemande se repose tranquillement sous le soleil polonais. Tableau champêtre, vu à distance. Cette distanciation est d’ailleurs le maître mot du pari esthétique du réalisateur…

« Le camps est là. On a planté des vignes pour le masquer. »

Et puis, en un plan, apparaît de profil le père de famille, dont la coupe de cheveux trahit son appartenance aux SS nazis. Nous voici du côté des bourreaux. Une famille aryenne très ordinaire : un père en guise de chef incontestable, une mère au foyer et des enfants sages comme des images, résidant dans une belle maison moderne, avec un jardin très bien entretenu, une piscine et une serre. On pourrait presque croire à la villa de Mon oncle de Jacques Tati.

Il y a juste un mur de séparation en béton gris qui les isole du voisinage bruyant : des immeubles, tous similaires. Le camp d’Auschwitz-Birkenau est visible de leurs fenêtres. Nous sommes chez le bourreau, le chef du camp de concentration et d’extermination. Dans cette zone d’intérêt économique où toutes les grandes firmes allemandes puisent dans les prisonniers – ceux qui ne partent pas directement dans les fours – leur force de travail.

Les yeux détournés

Ce que nous voyons, ce sont des enfants qui jouent dans le jardin malgré les tirs et les aboiements en arrière plan, une épouse qui arrose ses plantes alors qu’on entend des cris au loin, un père qui fume sa cigarette tandis que la cheminée du four crache sa fumée morbide. C’est la vie banale d’Allemands qui exploitent des servantes polonaises et des prisonniers pour tenir la maison, qui ne manquent de rien pour ses repas, qui offre un somptueux cadeau d’anniversaire au père, ou qui récupèrent sans culpabilité les fourrures, les maquillages et les dents des Juifs douchés au zyklon. Car le couple Höss assume avec conscience leur statut. Pour lui (Christian Friedel, droit dans ses bottes), la fierté de servir méticuleusement le IIIe Reich dans son dessein macabre génocidaire avec un modèle de destruction humaine industrialisé. Pour elle (Sandra Hüller, irréprochable), l’ambition orgueilleuse d’être une Allemande privilégiée, assurant que sa vie est « paradisiaque« . Elle est sidérante de monstruosité quand elle menace de réduire en cendres l’une de ses servantes, qui a osé mal poser une assiette sur la table. Ces invisibles qu’elle méprise…

« Rudolf, tu m’emmèneras encore dans ce spa italien? »

The Zone of Interest s’attache volontairement à traduire ce contraste aux confins de l’absurdité. Il y a un aspect décalé qui rend l’ensemble quasiment surréaliste. Comme ce prisonnier qui pousse une brouette dans le jardin propret de la résidence du commandant, avec, au loin, la tour de guet de l’entrée du camp. Comme ces enfants qui s’amusent à l’extérieur, alors que nous voyons par dessus les toits la fumée d’un train de la mort arrivant d’Europe. Et il y a les bruits, les sons, traumatisants, qui nous rappellent en permanence que des milliers de gens meurent à proximité, exécutés ou gazés. Pourtant, on ne voit rien de la Shoah. Au premier plan, c’est même une carte postale des années 1940 qui nous saute aux yeux, avec ses couleurs vives, presque primaires. Pour ces fidèles d’Hitler, la vie est comme un long fleuve tranquille, même si parfois, le courant charrie de la cendre et des os.

La vie est belle ?

Ce parti pris esthétique permet de ne pas rendre obscène et offensant ce meurtre de masse indicible. Au cinéma, peu ont réussi à rendre compte de l’effroi. Jonathan Glazer y parvient avec son expérimentation visuelle et sonore, loin de tous codes narratifs académiques, proche de l’expérimentation. Cela intensifie le ressenti glaçant éprouvé par le spectateur. Il y a le vide et la banalité du quotidien de ces bourgeois en terrain conquis, la routine de leur existence, le perfectionnisme dans leurs tâches, l’obsession du rangement, de la propreté et de l’ordre, sans oublier l’indifférence bureaucratique face à cette horreur inhumaine. Cette séparation entre les deux mondes produit ainsi un effroi bien plus cérébral et palpable que l’illustration visuelle d’un massacre.

Mais The Zone of Interest capte aussi notre attention par ses virgules et virages visuels. Sur un principe Godardien, des écrans en pleine couleur (blanc, rouge, er noir pour le final…) qui dissonne avec l’ensemble et nous rappelle à l’ordre. Un système d’alerte qu’on peut retrouver avec les images en caméra thermique, comme une pellicule en négatif, qui suit le parcours d’une jeune résistante. En sous-titre, apparaissent les mots d’un poème d’un Juif déporté. Tout cela réveille une part d’humanité qui ne s’éteint pas, qui tente d’exister dans cet environnement déshumanisé. Le cinéaste rajoute un insert avec ces femmes de ménage qui nettoie conscieusement le musée d’Auschwitz, avec ses montagnes d evalises, de chaussures et de vêtements (la salle dédiée aux cheveux est interdite aux photos et aux films), mais aussi son premier four crématoire, à une centaine de mètres de la maison de commandant du camp. Si c’est aujourd’hui un lieu de patrimoine et de mémoire, Glazer rappelle avec ces quelques images contemporaines la réalité de la Shoah.

L’enfer vu du diable

Le récit n’a que peu d’importance finalement. L’Histoire des Höss, entre la Pologne et Berlin, est une répétition de jours où le mari rentre d’un boulot en ayant réussi ses objectifs (le nombre de morts) et où la femme a rempli sa journée de petites occupations mondaines ou familiales.Car ce qui choque le plus ce n’est pas seulement que ce Mr Hoss exécute avec zèle son travail de génocidaire, mais bien la vanité et la vulgarité du couple, trop heureux d’être dans les petits papiers d’Himmler.

Pourtant les plans lointains et fixes, les perspectives etr lignes de fuite, presque gémoétriques, le découpage ténu, la musique dure et grinçante, la clinicité des tâches, augmentent le sentiment d’oppression et celui d’effondrement. Un peu comme s’ils dansaient devant la porte des enfers, sans se douter que les enfers les avaleront.

Jonathan Glazer a ce mérite de croire en l’art, comme il a foi dans le cinéma. Qu’il dérange, qu’il perturbe, est salutaire et nécessaire, quand les populismes et l’extrême droite s’installent de nouveau pouvoir. En tant que créateur, il ne cherche pas seulement à illustrer le désastre, mais à nous en faire prendre conscience, jusque dans les tréfonds de nos pensées. Il nous renvoie en miroir la facilité d’être du mauvais côté du camp : victime condamnée arbitrairement ou bourreau amené à rendre des comptes, voire complice du bourreau pour avoir été indifférent. Effrayante scène où le SS écoute les résultats d’un match de foot italien dans son salon quand les fours tournent à fond à quelques centaines de mètres et que la guerre fait rage partout sur le continent.

The Zone of Interest, film expérimental, film mémorial – et mémorable, film iconoclaste, ne cherche pas à séduire avec les codes habituels du drame ou de la tragédie, du réel ou de la fable. Le cinéaste provoque une expérience flippante et intense pour se souvenir des victimes en montrant leurs meurtriers. Un film frontal et choquant, au sens propre, en plein jour et par beau temps, pour démasquer et regarder en face les monstres qui tuèrent plus de cinq millions d’individus en moins de cinq ans.