Martin Scorsese sort régulièrement de New York et de ses films de malfrats, souvent avec des drames spirituels et communautaires comme Kundun, Silence, ou La dernière tentation du Christ… Avec une trame scénaristique assumant son hommage aux Amérindiens, on aurait pu croire que Killers of the Flower Moon allait suivre cette lignée dans sa filmographie. Or cette œuvre fleuve (3h30!) et opulente (200M$!) s’inscrit davantage dans la lignée de ses genres favoris – la mafia et la famille – et se situe dans le cousinage des Affranchis, de Casino ou des Infiltrés. Par son sujet, elle n’est pas non plus si éloignée du Loup de Wall Street.
En effet, Killers of the Flower Moon est une histoire de fric, d’assassinats et de corruption. Une mafia blanche autour d’un notable cupide et vicieux contre une communauté amérindienne riche de son pétrole. Rien de neuf sous le soleil scorsesien. On est classiquement dans la lutte entre le bien et le mal.
Film bipolaire
Malgré sa grande maîtrise et un sens indéniable de la mise en scène, le film ne parvient cependant pas au niveau des grandes œuvres du cinéaste. Sans doute parce qu’il a voulu surcharger le récit quitte à l’alourdir. Trop long, Killers of the Flower Moon souffre d’un problème de point de vue. D’un côté, il se veut un reportage respectueux d’une tribu amérindienne singulière (et menacée d’extinction comme d’extorsion). Des archives (reconstituées) et de longs moments rituels rappellent au spectateur qu’il s’agissait du peuple le plus riche par habitant dans le monde au début du XXe siècle. Sur leur territoire, ils étaient les dominants fortunés, quand les « blancs » étaient leurs prolétaires… ou leurs tuteurs. Mais ce n’est pas leur point de vue qui est pris en compte. Il s’agit juste d’un contexte, précis et documenté, pour raconter une histoire bien classique et « scorsesienne ».
« Appelle-moi mon oncle ou King »
C’est l’autre face du film. Un notable wasp et sa bande d’affidés, dont son neveu, déroule un plan sans accros pour récupérer les terres pétrolières des Osages. Au programme : des mariages d’intérêts, des magouilles, des meurtres impunis, des empoisonnements qui n’inquiètent personne, etc. Cette conspiration reflète finalement comment les colonisateurs blancs s’approprient sans vergogne un territoire. C’est une des premières grandes enquêtes de ce qui deviendra le FBI qui va mettre un terme à cette spirale infernale.
Bien sûr, en bon film scorsesien, il s’agit avant tout d’emmener le récit une dimension profondément christique. C’est le personnage du neveu, coincé dans un dilemme, entre sa soumission à son oncle pourri et son amour pour sa femme Osage, qui va servir de figure symbolique à cette lutte morale.
Dynamite, diabète et damnations
Cette grande saga dans les prairies met en scène les deux acteurs iconiques du cinéma de Scorsese. Robert De Niro, sa muse des vingt premières années de cinéma, retrouve ici un grand rôle, et excelle en homme vertueux, hypocrite et manipulateur, mécène et ami des Osages tout en étant responsable des assassinats. Leonardo DiCaprio, sa star fétiche de ses vingt dernières années, a plus de difficulté à s’imposer et à tenir son personnage, pas très malin, très amoureux, mais lâche et veule. A trop grimacer et surjouer, la star se fait voler la vedette par une parfaite Lily Gladstone, qui joue son épouse, Mollie. Révélée par Desplechin et Reichardt, l’actrice incarne le peuple Osage : sa prospérité comme sa souffrance. On regrette presque que son jeu magnétique s’efface, à cause de la maladie, au moment où les enquêteurs arrivent. C’est d’ailleurs le révélateur du déséquilibre du film.
Dès lors que Killers of the Flower Moon délaisse le personnage de Gladstone et les Osages, il se perd dans une narration aux codes trop prévisibles et court vers une issue très classique (enquête, procès). Le réalisateur ne retrouve plus alors ce qui faisait la singularité et l’ambivalence de son film : ce léger basculement d’un monde à l’autre, de ces blancs parasites, pillards, sans foi ni loi, à ces Amérindiens régis par des coutumes séculaires. On sent aussi quelques inégalités dans cette fresque trop longue. Les séquences les plus inspirées (et parfois drôles) sont quasiment toutes dans la première moitié du film, à commencer par cette fessée mémorable qu’inflige De Niro à DiCaprio dans un décor lynchien. Le réalisateur nous enchante également quand il filme des jeunes Osages dansant sous des giclées d’or noir, le passage d’une morte dans le monde d’après, ou les conseils tribaux.
Flower Power
Alors pourquoi un scénario si passionnant et un film aussi splendide nous fait décrocher à de nombreux moments ? Sans doute parce que Scorsese a péché par orgueil. A trop surcharger la barque de multiples détails historiques ou contextuels, de nombreux personnages secondaires et de récits parallèles, il empêche son projet de trouver sa respiration naturelle. Trop hollywoodien dans sa forme, jusque dans ces petites virgules burlesques ou ces instants spectaculaires chargés de nous réveiller, Killers of the Flower Moon n’arrive jamais à tenir le bon rythme.
Pas surprenant, dans ce cas, de comprendre pourquoi le cinéaste resserre son film sur un procès et un duel psychologique entre le machiavélique De Niro et son neveu en proie au doute et à la culpabilité. Il est en terrain connu : le crime et ses châtiments, l’enfer et ses damnations, la famille et ses trahisons. Tout se résume en un magnifique plan, en prison, quand le neveu annonce à son oncle son choix (témoigner pour ou contre lui) : l’ombre des barreaux de la prison forment une croix sur le visage du salaud.
« Vous épousez toutes des blancs. Notre peuple va devenir blanc! »
La morale et le bien sont dans le camps des Osages. En signant l’une de ses œuvres les plus engagées politiquement, Martin Scorsese montre qu’il a encore la foi dans le cinéma. Et même un excès de foi tant il utilise un maximum d’artifices du langage cinématographique pour raconter son récit-fleuve. L’épilogue, aussi ingénieux qu’inspiré, en est la parfaite illustration : un feuilleton-radio populaire qui énumère les destins de chacun des personnages, avec bruitages en direct. Et c’est Martin Scorsese lui-même qui lit au micro le destin de Mollie, finalement la grande héroïne de ce polar épique.
Film absolutiste, qui n’absout que les victimes, Killers of the Flower Moon, même s’il déçoit, est un vibrant hommage aux Natifs américains et une forme de pardon de la part du cinéaste italo-new yorkais. C’est ce qui rend ce film non pas irréprochable mais responsable. Il ne réhabilite pas ou ne revisite pas l’Histoire. Sa beauté st ailleurs, dans la condamnation des actes de ses congénères. Scorsese se place du côté des fleurs et pas des tueurs.