Cannes 2023 | Les colons de Felipe Galvez : naissance d’une nation

Cannes 2023 | Les colons de Felipe Galvez : naissance d’une nation

Avec son premier long métrage, qui fait suite au très remarqué Rapaz sélectionné à la Semaine de la critique en 2018, Felipe Galvez s’attaque à une page complexe de l’histoire nationale du Chili : la manière dont le pays s’est construit sur le massacre des peuples natifs, et notamment des Onas en Terre de feu, au passage du XXe siècle. Solide et efficace, le film repose sur une mise en scène très marquée, voire choc, qui évoque à la fois la veine du western traditionnel et celle du thriller mental, traversée par des accents presque lyriques : inserts rouges démesuré qui viennent barrer l’image, thème musical martial et percussif qui souligne les moments dramatiques, gros plans sur les visages ou les yeux qui alternent avec les plans larges sur les paysages austères et minimalistes.

Le point de départ est presque anecdotique, prétexte à un road movie à cheval dans le pays : à la demande du riche propriétaire José Menendez, à qui l’État a confié de larges territoires de Patagonie, un ancien soldat britannique, un homme de main texan et un employé métisse traversent la Terre de feu d’Ouest en Est pour ouvrir une voie commerciale vers l’atlantique – ce qui implique explicitement de la part du commanditaire de « nettoyer » l’île, autrement dit d’en profiter pour exterminer les autochtones qui y vivent. Les motifs les plus classiques du genre sont présents : plaines désertes à perte de vue qui renforcent le sentiment d’isolement, rivalité entre les deux militaires qui accentue la tension dans l’expédition, mépris absolu et racisme ordinaire envers leur compagnon qui sert à la fois d’esclave et de souffre-douleur, et bien évidement succession de rencontres et d’épisodes qui brossent un portrait halluciné et absurde de la vie dans cette région du monde.

Partis pris radicaux

Tout en faisant de Segundo, l’employé métisse, le témoin souvent muet et impuissant des exactions ou horreurs croisées lors du périple, Felipe Galvez assume le point de vue des colons, quitte à parfois embrasser leur vision du monde jusque dans son scénario. Rien ne nous sera donc épargné des clichés liés à la folie qui guette ces hommes reclus aux confins du monde. On ne saura presque rien, en revanche, de celles et ceux qui vivaient paisiblement sur la terre de feu, sans devenir fous, tout simplement parce qu’ils y étaient véritablement chez eux.

Cette absence de version contradictoire est un des partis pris radicaux du réalisateur qui cherche à faire un film si violemment à charge contre les exploiteurs, qu’il en oublie d’offrir un peu d’air à son récit avec un contrechamp plus nuancé. Cela se traduit par des personnages stéréotypés qui frôlent la caricature (du propriétaire terrien avide et cynique au lieutenant britannique qui ne cesse d’affirmer sa supériorité naturelle sur tous ceux qu’il croise, en passant par le Texan qui rabâche sa guerre contre les apaches), des situations outrées et des séquences d’agressions sexuelles purement gratuites, mais aussi par une démonstration appuyée des rapports de force qui régissent cette société basée sur un système de domination en chaîne, dans lequel chaque « dominant » finit par trouver plus fort que lui.

Cette vision ultra pessimiste de l’espèce humaine en général et de la masculinité en particulier est heureusement contrebalancée par la séquence finale, qui s’extrait soudainement du déterminisme ambiant pour offrir l’espoir d’une possibilité de reprendre son destin en mains. Cela passe par un minuscule acte de résistance passive dont il n’est pas anodin qu’il soit effectué par l’un des rares personnages féminins du récit, et qui vient tout à coup éclairer d’un autre jour l’approche parfois monolithique, pour ne pas dire univoque, de Felipe Galvez.

Onirisme

C’est en effet lorsqu’il dévie de sa volonté brute de dénonciation que le cinéaste s’avère paradoxalement le plus juste. Ainsi, les passages oniriques permettent d’offrir un contrepoint salutaire au réalisme brut des faits, notamment lors du massacre perpétré par les hommes de l’expédition contre des membres du peuple Ona. Entièrement filmé au milieu du brouillard, tel un cauchemar brumeux et irréel, il prend soudainement une consistance supplémentaire de par la force de la suggestion. C’est aussi le cas du très beau et très fugace face-à-face entre Segundo et ce qui pourrait aussi bien être un esprit qu’un combattant autochtone dont on ne peut que deviner la silhouette impressionnante, et qui reconnecte le personnage avec ses propres émotions.

En acceptant de moins asséner son propos, et de prendre brièvement des libertés avec le réalisme et la vérité historique, Felipe Galvez propose à la fois de très beaux moments de cinéma et une réflexion plus profonde sur ce qui s’est joué à l’époque en Terre de feu, comme dans trop d’autres endroits du monde, et notamment sur ce que signifie, pour un pays, et pour ses habitants, de s’être érigé sur des bases aussi insoutenables.

Les colons (Los colonos) de Felipe Galvez (Chili, 2023)
Un Certain Regard
Avec 1h37