Parfois les réalisateurs vieillissent comme le bon vin. C’est le cas de Marco Bellocchio. Après l’épatant Le Traître en 2019 et la formidable série Esterno notte en 2022, le vétéran de 83 ans semble avoir retrouvé une nouvelle jeunesse. L’enlèvement confirme cette renaissance.
Il se penche de nouveau sur un fait marquant de l’histoire politique et sociétale italienne. Après la mafia sicilienne et les brigades rouges, il s’attaque au Vatican. Comme si le cinéaste auscultait les maux de son pays désormais dirigé par l’extrême-droite et toujours influencé fortement par la parole du Pape.
L’enlèvement nous renvoie au milieu du XIXe siècle. Une famille israélite apprend que leur servante a fait baptiser l’un de leurs enfants, Edgardo, contre leur gré. Une trahison contre laquelle ils ne peuvent plus lutter. Le Tribunal du Saint-Office, digne de l’Inquisition, doté de tous les pouvoirs du droit canonique (autant dire supérieur au droit civil), ne cachant pas son antisémitisme séculaire, considère le gamin comme un fils de l’Eglise. « C’est pire que sous les pharaons« . Edgardo est arraché à sa famille et à sa foi.
Pie IX entêté
Bellocchio a ce talent de filmer une reconstitution d’époque comme un thriller contemporain. Son scénario entrelace deux lignes directrices : le scandale provoqué au niveau mondial par cet enlèvement « légal » et immoral et l’évolution personnel du jeune Edgardo, qui va embrasser la religion catholique en oubliant ses origines.
Le film éclaire aussi une époque trouble où le Vatican est inquiet de la construction de l’Italie en tant que pays unifié. Le Pape (Paolo Pierobon) – ravisseur, réac, têtu, ultra-conservateur – entrevoit le péril en sa demeure. Figé dans un temps où sa puissance était inattaquable, le voici conspué, critiqué, défié. Avec ce scandale, on découvre en effet l’émergence de la presse sensationnaliste, du pouvoir médiatique, et d’une émotion globalisée, des Rotschild aux Etats-Unis à Napoléon III en France. En cela, le fait divers choisi par Bellocchio n’est pas innocent. Une fois de plus, il décortique un conflits de systèmes. Corrompue et abusive, l’église est confrontée à une révolte populaire imprévisible. C’est un peu, là encore, la suite du combat entre la mafia et la justice, les terroristes et la démocratie. À chaque fois, la défaite est dans le camp du bien, même si celui du mal perd de sa superbe. le pape abandonne sa position de souverain contre une position rigide sur cette affaire.
Vatican isolé
Si l’œuvre est intrasèquement pessimiste, le cinéaste la transcende avec une mise en scène opératique, mais pas forcément spectaculaire. Parfois, le diable se cache dans les détails, comme cette précision dans la manière de filmer les rituels en hébreu et en latin (manière de concilier et de faire communier les deux monothéismes). Ou cette fluidité à alterner les langages diplomatique, lithurgirque et judiciaire. Avec ce personnage papal si archaïque, il s’amuse sans se départir de son style quasi crépusculaire. On pointe même une forme d’onirisme et d’humour piquant dans certaines scènes. À l’instar de ces rabbins prêts à aller circoncire le pape…
Cet opéra traumatique n’a rien d’une fresque, même si l’éclairage, inspiré de tableaux no-classiques, est magnifique. Avec un sens indéniable du rythme (hérité de son expérience dans la série) et une musique qui varie du classicisme à l’expérimental, le film séduit sans forcer. Mais, plutôt que se faire dévorer par son décorum, Bellocchio préfère opter pour l’intime et les dissensions intérieures, tel Caravage jouant des ombres et des lumières. Il se positionne dans le mental de ses protagonistes, que ce soit ce pape névrosé qui se substitue à la mère génitrice, ou ce pauvre Edgardo (Leonardo Maltese) qui vire schizo au point de se dissocier de sa propre histoire et opter pour l’illumination des icônes catholiques.
Trinité pas sainte
Martyr malgré lui? L’enlèvement appuie sans doute un peu trop sur cet aspect, notamment en faisant de la mère (Barbara Ronchi) une sainte meurtrie jusqu’à la scène bouleversante de sa mort. Mais ce que tous ces personnages nous disent, et que Bellocchio dénonce insidieusement, c’est leur fidélité absolutiste à leurs croyances. Aucun ne dérogera à ses règles et ses opinions. En cela, le film débute par une succession de trahisons (la bonne, l’Etat, l’Eglise…) mais s’avère finalement une critique acerbe de la tyrannie idéologique qui conduit chacun à être aveuglément fidèle et soumis.
L’emprise est finalement le fil conducteur de ce drame belliqueux. Chacun défend ses positions, rejettant tout cessez-le-feu. Le jeune Edgardo se détache progressivement de ce front et de ces combats pour s’épanouir à sa manière dans le giron de son nouveau foyer, amnésiant ainsi le confort des jupons maternels.
De cette histoire, on retient le désespoir d’une famille qui n’a pas pu récupérer sa progéniture, la haine d’un pape qui n’a pas su sauver son pouvoir, et la fêlure psychologique d’un jeune homme qui n’a pas voulu contrarier le Christ. Trois sacrifices et aucune sanctification.
L’enlèvement est indéniablement une tragédie antique sur la nature humaine face aux injustices.