Oppenheimer explose nucléairement pour en mettre plein la vue

Oppenheimer explose nucléairement pour en mettre plein la vue

Rarement biopic aurait disposé de tels moyens financiers pour raconter l’histoire d’un seul homme, en l’occurrence le savant J. Robert Oppenheimer. Tout à son ambition, le cinéaste Christopher Nolan ne semble désormais attirer que par une sorte de démesure, même pour illustrer la vie d’un savant.

Autant dire que ce n’est plus de l’épate mais bien de l’esbrouffe, avec un savoir-faire technique indéniable, qu’il nous propose. Comme un tour de presdigitateur qui n’en finit pas, multipliant les surenchères. Malheureusement, la vanité du cinéaste conduit tout bonnement à une œuvre vaine. Christopher Nolan tente de s’approcher du cinéma de David Lean avec les moyens et les facilités d’un Michael Bay.

Extravagance creuse

En effet, aussi splendide qu’hypnotique, Oppenheimer étouffe toute forme d’émotion. Il est loin le temps où Nolan cherchait à nous embarquer dans ses atmopshères noires et ambiguës, mêlant harmonieusement le propos et le style. C’est d’ailleurs assez cruel de comparer ce biopic à J. Edgar de Clint Eastwood, Imitation Game de Morten Tyldum ou Lincoln de Steven Spielberg. Par leur sensibilité et leur humilité, ces trois films parvenaient à coller au plus près des caractères de leur personnage central.

Or, ici, le fameux Oppenheimer, aussi bien cerné soit-il avec trois heures d’images et de dialogues, paraît atone et distant. Les rares fêlures de sa carapace sont exposées de manière démonstratives. Même Batman avait la nuance plus précise. Ce n’est pas la faute de Cillian Murphy, qui l’incarne avec brio et finesse, et même une certaine beauté. Il impose très vite de la crédibilité à son personnage de scientifique ambitieux, d’homme rempli de doutes, d’époux, d’amant, de militant…

Non le problème Oppenheimer est ailleurs.

Explosé façon puzzle

À défaut de recréer un monde comme dans Inception ou Tenet, et ne disposant pas de l’imaginaire fantastique des Dark Knight ou d’Interstellar, Christopher Nolan n’a pas su se départir d’une mise en images somme toute classique de cette période politiquement complexe et de cette recherche scientifique révolutionnaire. Si on était dans la confusion totale avec la manipulation temporelle de Tenet, si on s’était laissé embarquer de manière jubilatoire avec l’immersion dans les rêves d’Inception et si on avait cautionné les théories spatio-temporelles d’Interstellar, on avoue être surpris de constater qu’il échoue dans sa pédagogie avec une invention pourtant bien réelle et déjà vieille de quelques décennies.

Etonnant que le cinéaste soit ainsi démuni pour nous démontrer les principes physiques qui ont permis la création de la bombe nucléaire. Pire, on sent qu’il ne s’en soucie même pas, trop concentré à faire le portrait de cet Oppenheimer dont on ne retient pourtant pas grand chose…

Parralèlement aux failles du personnage, le film dévoile les siennes au fur et à mesure de ce jeu où s’entremêle la temporalité chère au réalisateur et la subjectivité de son « héros », toujours sous l’emprise d’une obsession. Par arrogance ou excès d’ego, Nolan retombe dans les travers de Dunkerque et Tenet : son écriture. On parlait de démesure. C’est bien de ça qu’il s’agit. Pour donner une ampleur, boursoufflée, à une histoire aussi limpide que celle d’un homme et de sa découverte, le scénario se défragmente dans tous les sens, avec pour seuls repères chronologique des séquences en noir et blanc qui nous renvoient au personnage de Robert Downey Jr (excellent dans le rôle de Lewis Strauss, véritable requin méprisable) et à son audition de sécurité en 1954.

Avec ce procédé, qui pourrait s’approcher de celui du JFK d’Oliver Stone, il espère rendre le spectacle plus sensoriel.

Artifices factices

Hélas, Nolan se complaît dans le film puzzle, afin de créer une sorte de tension, pour ne pas dire de suspense, censée annoncer des rebondissements, qui s’avèrent inutiles ou inexistants. Depuis Memento, il est obsédé par l’idée de ce découpage non linéaire, qui, lui permet d’inventer une narration de blockbuster, au détriment, parfois, de la cohérence de l’ensemble. Ce formalisme est accentué par une musique insupportablement pompière et dramatique. Plutôt que de souligner l’émotion d’un gros plan ou d’un hors-champs, elle vient écraser l’image. Et là encore, elle essaie de nous faire croire à un climax qui n’existe pas.

Autant dire que l’intimité et la complexité d’Oppenheimer est en fait surexposée en gros titres avec moultes flashs. De fission et de fusion, il ne reste qu’un récit atomisé qui divague sur des rapports militaro-politico-scientifiques, mélangés dans une sauce épaisse d’antisémitisme, d’anticommunisme et d’antifascisme propres à l’époque. Tout ça pour quoi?

Mythes en pagaille

Oppenheimer annonce la couleur en se référant au mythe de Prométhée, qui a volé le feu aux Dieux pour le donner aux humains et s’en trouva condamné par Zeus (chaque jour, un aigle vient lui manger le foie). On comprend vite que le feu devient ici la bombe nuclaire et que, malgré la gloire, son inventeur va subir un chemin de croix jusqu’à cette audition absurde qui le décridibilise auprès de l’opinion.

Mais, ne nous y trompons pas, le film de Christopher Nolan est avant tout un duel entre un génie scientifique de gauche et un politicien médiocre conservateur. C’est malhabile mais toute l’intrigue mène jusqu’à ce match où l’un risque de perdre jusqu’à son honneur et l’autre doit être couronné par un poste de ministre. Cela permet de remonter le temps, d’établir les faits, de révéler façon House of Cards les manigances dans les coulisses du pouvoir. Il entrelace l’audition de sécurité qui déboulonne la stature d’Oppenheimer et celle de Strauss, qui cherche à convaincre le Congrès qu’il ferait un bon ministre. Au passage, Nolan prend quelques libertés avec la réalité historique, mais peu importe : les deux « tribunaux » se répondent à quelques années de distance pour, là encore, tenter de fabriquer un enjeu dramatique. Une sorte de double crucifixion. Jésus et Judas.

Péchés capitaux

A ce duel, s’ajoute le traditionnel dilemme du savant qui invente un monstre, soit la parabole de Frankenstein. Toute création a ses conséquences et ses cas de conscience. De l’exploit scientifique d’Oppenheimer découlera l’horreur humaine des bombes sur Hiroshima et Nagazaki. Le cinéaste ne nous épargne pas la lourdeur du propos.

On serait aussi tenté de croire que le réalisateur se tend un miroir à lui-même. Se prenant pour un historien et un physicien, Christopher Nolan, qui a eu quelques maux avec son studio, la Warner, au point de changer d’adresse et d’aller chez Universal, se voit en surdoué sacrifié et incompris dans un système aux règles trop strictes pour ses ambitions. Une crise de foi?

En tout cas, son film luxueux, comme les deux précédents, nous sort la grosse artillerie pour se prouver qu’il croit encore à un certain cinéma. C’est sans aucun doute l’aspect le plus positif de ce projet, avec une direction artistique magnifique, et une brochette de stars (mentions spéciales à Emily Blunt et Florence Pugh) qui insuffle une belle subtilité dans ce mastodonte. Si Oppenheimer se démarque par intermittence, c’est aussi par la réussite de quelques séquences (l’épouse en témoin à l’audition, la fébrilité avant le test de la bombe puis l’explosion de la bombe, le duo Matt Damon – Cillian Murphy).

Finalement assez conventionnel, pour ne pas dire académique sous ses apparences de grandeur, Oppenheimer pèche par sa gourmandise (en moyens), sa luxure (en stars), sa paresse (en écriture), son avarice (en émotion), et surtout son orgueil. Un peu d’humilité n’aurait pas nui. Cela aurait évité l’indifférence ressentie à l’égard de ce personnage historique. Car c’est bien là le plus grand mal : Nolan ne parvient pas à nous faire aimer son Oppie.