[Lumière 2023] Robert Altman, « player » à part

[Lumière 2023] Robert Altman, « player » à part

Peut-être êtes-vous déjà tombé sur l’un de ces documentaires télévisés dans lequel un groupe de scientifiques en effervescence met à jour le cadavre d’un mammouth millénaire conservé dans les glaces polaires. Cet instant émouvant est d’autant plus fort que la démarche de reconstitution du paléontologue devient obsolète, celui-ci se trouvant ainsi nez-à)nez avec le témoin séculaire et intact d’une espèce disparue, en chair, en os, et en poils.


Loin de la fastidieuse recomposition d’un squelette morcelé et du travail d’imagination instinctif relativement fiable qu’il faut fournir pour étayer ses travaux sur le passé, le scientifique observe directement le représentant de l’espèce, droit et fier comme il l’était autrefois. Ce parallèle obscur entre un mammouth congelé et Robert Altman peut surprendre, mais s’explique par un système hollywoodien qui, à l’inverse, fonctionne sur le schéma du renouvellement de l’espèce, se dépossédant volontairement de l’ancienne garde pour laisser libre champ aux jeunes requins affamés.

Les mammouths disparaissent, et avec eux un savoir faire, une forme de classicisme trop vieillotte pour un box-office millimétré, ou trop complexe à saisir pour une génération éduquée par les vidéos de moins de 120 secondes et son défilement ultrarapide d’images ciblées qui viennent frapper la rétine sans même grimper au cerveau.

Brian de Palma fait les frais de cette politique et s’installe en France pour trouver des financements, David Lynch a été produit par Canal + avant de flirter avec d’autres horizons que le cinéma, Coppola est endetté et continue de s’autoproduire. Friedkin, Lumet et Pollack sont morts. Seuls résistants, Scorsese et Spielberg font un cinéma pour trentenaires et plus, l’un pour les plateformes, l’autre avec toute sa liberté financière.

Kansas City, Kansas

Altman, dans cette génération, était un mammouth contestataire qui, sans échapper aux difficultés, demeurait l’éternel électron libre d’une usine à rêves (de rentabilité) formatée et uniformisée. Le dernier mammouth résistait jusqu’à la fin de sa vie en 2006 aux glaces oppressantes tout en maniant à merveille ses vielles défenses pour déchirer le voile du conservatisme qui gagne toujours plus de terrain sur un continent américain à l’horizon « Bushé » (à l’époque).

Robert Altman voit le jour en février 1925 à Kansas City, dans l’état du Missouri, en plein Midwest, là où les Trumpistes sont triomphants. Son éducation rigide chez les jésuites de cet état de l’Amérique profonde l’entraîne à se diriger vers des études militaires. C’est ainsi qu’il intègre l’Académie Wentworth de Lexington, qu’il quitte ensuite pour passer de la théorie à la pratique en s’engageant dans la seconde guerre mondiale qui vient d’éclater dramatiquement aux portes de l’Amérique avec l’attaque surprise des chasseurs japonais.


Affecté aux Antilles néerlandaises, il intègre la 307e division de Bombardiers en tant que co-pilote de B-24. Cette période de la vie du réalisateur, pourtant relativement brève, marque un tournant capital dans sa volonté future de mettre à nu la perversité et la cruauté absurde de l' »American Way of Life » qui n’a plus rien d’exemplaire dans l’objectif cynique et clairvoyant d’Altman. La réalité de la guerre, à mille lieues de l’apprentissage théorique de celle-ci et des belles valeurs qu’on voudrait qu’elle transporte la fleur au canon, ne cache rien de moins qu’un gigantesque massacre ordonné par des généraux sans âmes. Altman le découvre sur le terrain et en revient profondément choqué.

Débuts laborieux

L’éducation rigoriste qu’il a subie et son idéologie patriotique n’ont plus d’emprise sur le jeune homme qui s’installe en Californie pour tenter sa chance dans le milieu du spectacle et du cinéma.
Multipliant les petits boulots, Robert Altman devient tour à tour figurant, parolier de comédie musicale et finit même par travailler pour la radio. En 1947, il rencontre le scénariste Georges W. Georges avec lequel il écrit Bodyguard, réalisé l’année suivante par Richard Fleisher.

Mais la chance n’est pas encore au rendez-vous puisque cette réussite ne lui permet pas de sortir de l’ombre. Lassé par les rangées de palmiers qui se dressent dans le ciel hollywoodien, Altman retourne à Kansas City et devient chauffeur pour la Calvin Company, l’une des plus grandes entreprises de production de films documentaires aux Etats-Unis. Son expérience dans « la Mecque » du Cinéma du réel lui permet d’approcher les équipes de réalisation, lesquelles vont le former entre deux courses et autres livraisons à l’aspect technique du métier de réalisateur.
Au bout de six mois, Robert Altman n’approche plus les véhicules et se consacre uniquement à la réalisation et au montage de dizaines de films institutionnels.

Cinq ans plus tard, il revient à Hollywood pour se lancer avec de nouvelles armes dans la course à la réussite. Le jeune metteur en scène se parfait la main sur des publicités et écrit la nuit des dizaines de scénarios pour, enfin, en 1955, réaliser dans sa ville natale son premier long-métrage, écrit en une semaine : The Delinquents, prémice à La fureur de vivre et à The Outsiders. Étrangement, ce premier succès ne persuade pas Altman de se lancer immédiatement après sur un autre film pour le grand écran, mais le pousse à enchaîner sur un documentaire résumant la vie de James Dean, tout juste disparu, et à travailler ensuite pour la télévision. Pendant douze ans, il va se spécialiser dans la série télévisée, participant à la réalisation de « Bonanza », « Alfred Hitchcock présente », « US Marshall », ou encore « The Whirlybirds ».

Le sacre inattendu


En 1968, il revient enfin au cinéma et tourne deux courts et deux longs (Countdown, avec James Caan et Robert Duvall, éreinté par la critique, et That cold day in the Park, pas mieux reçu). Personne ne peut anticiper lla consécration du réalisateur quand il présente à Cannes le controversé et casse-gueule M*A*S*H* (Medical Army Surgery Hospital) en 1970, où il enrôle les jeunes inconnus Donald Sutherland, Elliott Gould, Tom Skeritt et Robert Duvall. La satire militaire, une commande de la Fox qui a essuyé le refus de 14 cinéastes avant de choisir Altman par défaut, obtient la Palme d’Or à Cannes, l’Oscar de la meilleure adaptation cinématographique (en plus de 4 nominations dont celles du meilleur film et du meilleur réalisateur) et le Golden Globe du meilleur film (comédie).


Ce palmarès impressionnant est d’autant plus intéressant que la réussite de M*A*S*H* tient d’un paradoxe étonnant, puisqu’il est, encore aujourd’hui, le film le plus féroce et le plus contestataire du réalisateur envers l’Amérique. Néanmoins, il demeure aussi le premier film de commande et de studio réalisé par Altman. L’histoire nous convie à partager le quotidien d’une unité mobile de chirurgie pendant la guerre de Corée. Altman procède alors à une attaque subtile bien qu’à peine camouflée de l’implication américaine au Vietnam (donc déguisé en Corée) en pointant sa caméra sur le seul aboutissant réel de la guerre : la table d’opération. Sans même s’attacher à une intrigue, voir un semblant de trame scénaristique, Altman nous livre l’ordinaire à la fois burlesque et satirique d’une troupe d’hommes devant l’hypocrite entreprise à laquelle ils sont conviés de participer : soigner pour mieux donner la mort en renvoyant les hommes sur le front. Si cette chronique guerrière est alimentée à grand renfort d’humour potache, c’est pour mieux dévoiler l’absurdité même d’une guerre vécue ici avec désinvolture par des hommes qui veulent échapper à l’horreur.

Cinéaste non binaire


3e plus gros succès de l’année aux USA (6e en France), rapportant près de 30 fois son budget au box office, le film, outre ses qualités propres, était d’autre part déterminé par l’opinion publique américaine qui devenait franchement hostile au conflit.

Sans jamais changer son fusil d’épaule sur ses prises de position personnelles, Robert Altman va s’aventurer dans tous les genres, comme le film de gangsters (Thieves Like us – Nous sommes tous des voleurs), le film policier (The Long Goodbye – Le privé, Kansas City, Thieves like us – Nous sommes tous des voleurs), le western (Buffalo Bill et les Indiens, porté par un Paul Newman fusionnel avec le réalisateur, McCabe and Mrs. Miller – John MacCabe, qui, à l’inverse, a subit la haine massacrante de Warren Beatty pour le cinéaste), le thriller juridique (The Gingerbread Man), le drame intimiste (Trois femmes, Nashville, Un mariage, Fool for love), la danse (Company), le film militaire gay (Streamers),le vaudeville bisexuel (Beyond Therapy) et le vaudeville donjuanesque (Dr T. et les femmes), le film à la Renoir (observation sociale et cruelle dans Gosford Park), la comédie (Short Cuts, Cookie’s fortune), la comédie ado (Vous avez dit dingues?), le film d’horreur psychologique (Images), le biopic (Vincent et Théo, Secret honor), le film de coulisses (The Player, Prêt-à-porter, Health), la comédie romantique (Un couple parfait), le musical (The Last Show, par ailleurs son last movie) ou la science-fiction (Quintet).

« Tous mes films abordent la même thématique : l’effort, sur le plan social et culturel, pour survivre. Et une fois qu’un système réussit, il devient son pire ennemi. Les bonnes choses que nous créons finissent bientôt par engendrer des choses néfastes » synthétise le cinéaste.

Conjurer la mort par le rire

Ainsi, film après film, parfois très réussis, et parfois aussi un peu maladroits, il dessine une toile de personnages, d’histoires, tous et toutes basées sur les icônes issues de la culture (Nixon, James Dean, etc.) américaine qu’il s’amuse alors à détruire, comme on casse un château de sable, lance une course de dominos, ou qu’on abat son jeu de carte. Une prise de position implique inévitablement une prise de risque, ce qui lui vaut parfois les foudres des conservateurs américains, lesquels l’ont encore pris pour cible dernièrement alors qu’il déclarait à un journaliste anglais : « Lorsque je vois flotter un drapeau américain, je rigole!« .


Le rire, l’arme favorite de Robert Altman, celle qui lui évite de tomber dans l’écueil pesant du militantisme simpliste, voire vulgaire, l’arme par laquelle un propos traverse le plus simplement les esprits, sans haine et sans ressentiment. The Player, réalisé en 1992, qui parachute le candide Tim Robbins dans le milieu des affaires, est à mourir de rire justement, bien que résumant avec clarté la face aussi sombre dans la réalité qu’elle est drôle dans le film du capitalisme et de la course au profit. Il provoque aussi le sourire grinçant (Gosford Park), le rire malaisant (Buffalo Bill et les indiens), le rire ironique (Le privé), le rire noir (Cookie’s fortune) et le rire moqueur, avant tout. Il met une telle distance entre ses personnages et le propos, qu’on peut devenir l’amusement du réalisateur à provoquer la farce ou lancer une pique à l’attention des conservateurs.


Robert Altman sait également se satisfaire d’oeuvres moins graves, comme sa version de Popeye en 1980, qui propulse Robin Williams au rang de star, ou son trop méconnu Vincent et Théo, en 1990, qui revisite à travers Tim Roth la vie de Van Gogh. Entre ces deux films, le metteur en scène s’est installé à New York et se passionne pour le théâtre, livrant pour la télévision, qu’il n’a jamais vraiment quittée, de nombreuses pièces filmées.

Les règles du jeu

Suivront au grand écran le mordant The Player, l’incroyable Short Cuts, tiré des nouvelles de Raymond Carver, et Kansas City, une comédie sur la prohibition dans sa ville natale ».

The Gingerbread man, réalisé en 1997, se détache du style personnel du réalisateur, qui, en acceptant de nouveau un film de commande, va décevoir son public. Il se rattrape l’année suivante, avec le touchant Cookie’s fortune, et signe un vibrant hommage aux femmes (et à Truffaut) dans l’irrésistible Dr T. et les femmes en 2000, dans lequel il offre à Richard Gere le rôle d’un gynécologue. Cela n’arrange cependant pas la critique d’un cinéma souvent jugé sexiste. Avec le temps, certains films vieillissent mal.

Mais c’est avec une partie de chasse cynique et sombre, à la Agatha Christie, avec Gosford Park, qu’il retrouve les faveurs du public et des critiques. Un Oscar du scénario (sur 7 nominations), le BAFTA du meilleur film britannique, le Golden Globe du meilleur réalisateur. Septuagénaire, il maîtrise parfaitement les codes du film cluedo tout en ajoutant le vernis d’une observation cynique sur la société britannique, avec d’un côté les aristocrates en décadence, et de l’autre, les serviteurs. Un film quasiment ethnologique et pourtant très jouissif. Il convoque évidemment La règle du jeu de Renoir, comme pour d’autres films il s’inspirait de Fellini, Hawks ou Bergman.

Anticonformiste

Gosford Park est un film sur les inégalités aussi. Révulsé par le système capitaliste, considérant l’industrie du divertissement comme une gigantesque usine à publicité consumériste, il dénonçait cette idéologie au fil de ses films : « Comme la plupart de la civilisation occidentale chrétienne, nous pensons que c’est acceptable si nous sommes aisés, et si le reste du monde ne l’est pas, c’est leur problème. Nous ne sommes pas généreux. Et l’idée de payer un P-DG 40 millions de dollars par an est tout simplement obscène. Je ne nie pas que c’est agréable d’avoir des draps en soie ou autre, mais nous vivons dans une société profondément inégalitaire et notre luxe est à la fois excessif et gaspilleur.« 

De M*A*S*H à Nashville, de The Player à Short Cuts, de Buffalo Bill et les indiens à Company, Altman n’est jamais aussi bon que lorsqu’il croque dans une tranche de société pour mieux la critiquer. Il en fait un cirque où chacun campe son caractère dans un microcosme souvent endogène. Malgré les sourires ou les rires, l’œuvre d’Altman est intrasèquement pessimiste. Et, en plus, il se soucie peu que le personnage soit sympathique (au contraire). Il aime la nuance (tel Elliot Gould, splendide Marlowe détective dans Le privé qui se soucie beaucoup de son chat mais n’aime pas qu’on trahisse son amitié).


La nuance nécessite le souci du détail et de la mise en scène. Dans Le privé, par exemple, Altman use de nombreux plans à travers des vitres plus ou moins propres. Tel un voyeur. Car pour provoquer, il faut être impeccable. Quant on s’attaque à des mythes (comme la musique country dans Nashville), il faut être inattaquable sur un point : la réalisation. La sienne a ses tics et ses tocs. Des castings pléthoriques, pas loin du film choral, des dialogues à foison, parfois se superposant, des hystéries collectives, et ces plans d’ensemble dépeints comme de véritables fresques. La chorégraphie et la théâtrilité l’emportent sur l’intrigue. De là naît un chaos où milles fleurs, mauvaises herbes et plantes grasses poussent pour composer une parfaite harmonie. Altman en est le jardinier, à l’anglaise, qui va monter précisément ses films pour en extraire avec justesse les humeurs et les saveurs altmaniennes.

Créature féroce

Sarcastique et naturaliste, Robert Altman filme la vie humaine comme une lutte instinctive entre le ridicule et la mort, en utilisant l’humour pour déconstruire les conventions et les genres, avec souvent un personnage qui meurt pour rappeler la fragilité de la vie.

Loin d’être misanthropes contrairement aux apparences, ses protagonistes, souvent des losers qui prennent leur revanche ou des gloires aux égos boursoufflées qui se font démolir sont les héros de son tableau de la nature humaine, avec la lucidité, la dérision et la contestation nécessaires.

C’est ce qui rend son cinéma aussi réaliste que féroce. Mais ce serait oublié que la filmographie de cet emblématique réalisateur américain est traversé par une profonde tendresse pour les artistes, les déclassés et gens d’en bas, ceux de l’Amérique profonde. Bref des marginaux, comme lui.

Car, en faisant bande à part dans le cinéma américain, il s’est toujours octroyé sa liberté. Humaniste, pacifiste, il a très vite compris qu’il n’était pas adapté au système hollywoodien. « Nous ne sommes pas contre l’un l’autre. Ils vendent des chaussures et je fabrique des gants » expliquait-il. Après l’aventure M*A*S*H, Altman est devenu son propre producteur, avec Sandcastle 5 productions, changeant de distributeurs et de partenaires financiers régulièrement. Une indépendance qui l’a parfois contraint à accepter des jobs télévisuels.

La fureur de filmer

Cinq fois nommé à l’Oscar du meilleur réalisateur (et finalement Oscar d’honneur avant son décès, Ours d’or (Buffalo Bill et les indiens) et Ours d’honneur à Berlin, Palme d’or et prix de la mise en scène (The Player) à Cannes, Lion d’or (Short cuts) et Lion d’or d’honneur à Venise, c’est l’un des palmarès les plus prestigieux du 7e art (et l’un des trois cinéastes auréolé du triptyque Palme/Ours/Lion d’or avec Clouzot et Antonioni).

Si les films de Robert Altman n’ont pas toujours été des succès populaires, parfois à tort, parfois à raison, la filmographie de l’un des plus grands réalisateurs américains est ahurissante. La retraite n’était pas pour lui (elle était synonyme de mort). Le cinéma était existentiel : « Faire des films est l’occasion de vivre de nombreuses vies. »

En vieux mammouth qu’il est, il possède dans son regard et dans son oeuvre ce petit plus qui manque cruellement au mammouth déterré des glaces : une grande étincelle de vie et un vrai regard sur le monde qui nous entoure.

Romain et Vincy