[Lumière 2023] Le privé et Buffalo Bill : deux cinglés dans le cinéma d’Altman

[Lumière 2023] Le privé et Buffalo Bill : deux cinglés dans le cinéma d’Altman

A priori Le privé et Buffalo Bill et les Indiens n’ont rien en commun, hormis leur réalisateur, Robert Altman. À l’occasion de la rétrospective consacrée au cinéaste eu Festival Lumière cette année, ces deux films des années 1970 remettent en lumière une thématique chère au cinéaste : les anticonformistes dans une Amérique ennivrée de ses mythes. Il le fait avec dérision, ironique dans Le Privé, presque satirique dans Buffalo Bill, au milieu d’un cirque organisé – Hollywood d’un côté, une foire d’attraction de l’autre.

Ce qui relie aussi les deux films, pourtant antagonistes dans le fond comme dans la forme, va au-delà du simple sarcasme propre à l’œuvre du cinéaste. Ses deux « héros » sont des marginaux dans un système bien établi (comme lui), à l’égo assumé, et luttant pour leur survie, sans craindre le ridicule ni la mort. Le détective comme la star sont bien plus des perdants magnifiques que des misanthropes pathétiques, même si, parfois, la frontière entre les deux est ténue.

L.A. Confidential

Robert Altman réalise Le privé trois ans après le triomphe de M*A*S*H. Entre temps, il a signé trois autres longs métrages de fiction. Ici, il adapte Raymond Chandler avec une enquête de l’iconique Philip Marlowe, Maigret de Los Angeles. Le cinéma a beaucoup aimé ce personnage hors sentiers-battus. George Sanders, Dick Powell, Humphrey Bogart (dans Le grand sommeil), Robert Montgomery, James Garner et Robert Mitchum (deux fois) se sont appropriés ce héros de « pulp fictions ». Altman choisit Elliott Gould, canon masculin de l’époque, pour incarner ce détective désinvolte, nonchalent, moralement irréprochable, solitaire et opiniâtre.

Le privé est peut-être l’un des films les plus élégants et séduisants de la filmographie d’Altman. L’image de Vilmos Zsigmond sublime chaque plans conférant à ce film noir une atmosphère rugueuse à l’apparent papier glacé. En choisissant le roman The Long Good Bye, le cinéaste s’empare aussi de cibles de prédilection : des élites décadentes, une police incompétente, des opportunistes arrogants… Au milieu de tout ce « beau » monde, pas très loin de Sunset Boulevard, Marlowe se faufile discrètement, épie, fouille chaque existence, qui se révèle souvent mensongère et obscure. Tel Saint Thomas, il ne croit que ce qu’il voit, même si tout le monde croit le contraire.

Marlowe est, dans ce film, un voyeur. La caméra est d’ailleurs souvent posée derrière une fenêtre. Le spectateur regarde Marlowe qui observe ce petit milieu cachottier. De grandes baies vitrées ou des glaces sans teint : tout est affaire de faux miroirs. Altman souligne ainsi l’opacité des personnages sous couvert de transparence.

L’autre aspect surprenant de ce film, qui pourrait sembler daté mais qui s’inscrit dans son époque (Bullitt, Hustle, Chinatown…), concerne cette violence crûe mais étouffée. Comme lissée. Il y a beau avoir des personnages brutaux et sadiques, des meurtres et des chantages, Le privé ne verse jamais dans le sensationnalisme et l’outrance.

Un crime dans la tête

Ces divers angles de vue permettent au film d’être davantage psychologique que policier. L’humain est au centre de ces sales affaires inextricables et mortifères. Le drame l’emporte sur le suspense. C’est ce qui le rendrait presque atemporel, et en tout cas, assurément, il en devient singulier. Même son rythme alangui le distingue d’autres œuvres similaires. Peut-être la raison de son échec public lors de sa sortie en 1973.

Bien sûr, certains ingrédients ont vieilli, et notamment la vision stéréotypée des femmes : la première victime sauvagement assassinée, les voisines hippies oisives et défoncées, la maîtresse du mafieux défigurée par une bouteille, l’épouse de l’écrivain, manipulatrice. Mais d’autres éléments sont cruellement toujours actuels : la violence policière, l’emprise des addictions, les charlatans du bien-être, la domination patriarcale. Pourtant, dans ce cluedo, avec un twist final bien amené, rien n’est didactique.

Tout est même très stylé, jusqu’à l’éclosion de la vérité, et la revanche de notre anti-héros. Marlowe, en cela, est un loser plein de superbe, de ceux qui savent remettrent à leur place les orgueilleux vainqueurs.

Wild Wild West

Tout l’inverse de Buffalo Bill. Réalisé trois ans après Le privé, en 1976, Buffalo Bill et les Indiens a davantage attiré les faveurs de la critique que Le privé, jusqu’à être couronné par un Ours d’or à la Berlinale. Mais comme avec l’adaptation de Chandler, cette fausse épopée dans le Grand Ouest américain a été un fiasco au box office.

Il faut dire que le film est assez inisaisissable. Satire où l’on rit peu, cette transposition de la pièce Indians d’Arthur Kopit est autant déroutante que déconcertante. Film choral comme Altman les aimait tant, il réunit la crème de la crème avec Paul Newman en Star incarnant Buffalo Bill, Burt Lancaster en fabricant de légende (conteur crépusculaire), Geraldine Chaplin en tireuse d’élite, Harvey Keitel en neveu zélé et Shelley Duvall en First Lady. De quoi, déjà, susciter l’intérêt. Le face à face Newman / Lancaster mériterait même d’entrer dans les duos – duels anthologiques du 7e art.

Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas, c’est bien un cavalier seul de Newman qui mène la danse. Dans ce barnum où l’on revisite l’histoire des pionniers et des guerres contre les Amérindiens – ici les Sioux -, tout n’est que show business. L’extermination d’un peuple est glorifiée. Le cinéaste se régale de ces clowns qui vante l’illustration certifiée de cette confrontation spoliatrice. A l’opposé, les Sioux sont montrés sous un éclairage positif.

Quelque part, malgré tous ses défauts, notamment le tempo qui l’empêche de prendre un quelconque élan, le film plante le dernier clou sur le cercueil du Western. A l’opposé des films de John Ford, Robert Altman privilégie un ton cocasse et une mise en scène presque claustrophobique. Rares sont les plans larges. L’image est délavée. Et l’action est réduite à des joutes ou des attractions foraines qui semblent bien désuettes.

Paradoxalement, ce film anti-fordien rend un hommage déguisé à John Ford. « When the legend becomes facts, print the legend » (L’Homme qui tua Liberty Valence). C’est exactement ce que fait le cinéaste avec ce portrait débridé d’un faux Buffalo Bill. La fête foraine (parabole du cinéma) se veut plus authentique que la réalité. À travers ses numéros foireux, elle a pour objectif de représenter l’Histoire, alors qu’elle la déforme outrageusement.

Danse avec les Sioux

Ce Wild Wild West de pacotille est assurément subversif. Avec son racisme ordinaire, sa cupidité obsessionnelle, ses délires fantasques, Buffalo Bill et les Indiens paraît daté et même, parfois, offensant. Au moins, il reste provocateur. Et pas seulement parce qu’il est légèrement déjanté ou taquin.

Quelques scènes sont d’ailleurs très réussies pour produire la moquerie désirée (la séance de la photo, la majestueuse parade de Sitting Bull…). Mais contrairement au Privé, où les dialogues s’harmonisent parfaitement avec la narration et le rythme de l’enquête, Altman ne parvient pas dans ce film à nous emporter dans sa folie, même lorsqu’il ridiculise le Président ou qu’il filme sans filtre le narcisissme de sa star. Miroir, mon beau miroir… Au summum de sa beauté vieillissante, Paul Newman ne se dépare jamais de son costume de chasseur de bison, persuadé que son cirque et que ses numéros le rendront éternels.

Tout comme avec The Player et ses autres films sur les coulisses d’un milieu, le réalisateur s’attached’ailleurs à explorer le backstage et les crises égotiques de sa vedette. Dans ce huis-clos à ciel ouvert, le spectacle est roi et vaut bien tous les mensonges. En dénonçant l’hypocrisie d’une Amérique enorgueillie de ses conquêtes et en rapetissant les personnages à leur mesquinerie et médiocres ambitions, il ne fait que ramener le Western, genre cinématographique fondateur du mythe américain, à une fantaisie militaire révisionniste, bien avant que Danse avec les Loups ou Impitoyable n’arrivent sur les écrans.

De ces deux films à voir ou découvrir, l’un pour son aspect sulfureux, l’autre pour sa curiosité, on note qu’Altman aimait les individualistes (légèrement égocentriques) au milieu d’une foule de parasites, s’adaptant à toutes les conventions, quitte à les dynamiter. Il ne ménage ni Marlowe ni Buffalo. Mais c’est bien le bocal dans lequel il les filme qui l’intéresse. Deux échappées belles qui perturbent un quartier privé de Malibu ou un théâtre itinérant de l’Ouest sauvage. Deux cinglés en liberté.