[Lumière 2023] Il était un père et Les sœurs Munakata : fractures familiales chez Ozu

[Lumière 2023] Il était un père et Les sœurs Munakata : fractures familiales chez Ozu

Le Festival Lumière propose cette année une rétrospective spéciale consacrée à Yasujiro Ozu avec ses films rares et inédits.

Pour les 120 ans de sa naissance et les 60 ans de sa disparition, six de ses œuvres en restaurations inédites, avant une grande rétrospective à l’Institut Lumière cet hiver, sont projetées, parmi lesquelles Il était un père dans une nouvelle version exclusive, et Les Sœurs Munakata. Carlotta films sortira en salles les deux films dans deux programmes distincts. Il était un père, avec Femmes et voyous, Récit d’un propriétaire, et Dernier caprice, sera au cinéma le 8 novembre. Les Sœurs Munakata, avec Femmes et voyous, deux films mettant en scène Kinuyo Tanaka, sortira le 25 octobre.

Version inédite d’Il était un père

Il était un père a été réalisé en pleine Seconde guerre mondiale, en 1942. Shuhei Horikawa, un enseignant veuf, mène une vie modeste avec Ryohei, son fils unique. Lors d’un voyage scolaire, un élève se noie. Shuhei prend la responsabilité de l’accident et décide de retrouver sa région natale. Au cours du voyage, père et fils discutent de la vie et du temps futur. Shuhei annonce à son fils qu’il ira étudier en internat, impliquant inexorablement leur éloignement l’un de l’autre…

Signalons que Shuhei Horikawa est incarné par Chishu Ryu, acteur fétiche du cinéaste japonais (26 films ensemble).

Il était un père est ressorti sur les écrans japonais en 1945, pendant l’occupation américaine du pays. La censure américaine qui coupait toute image ou son (musique et chants militaires) faisant référence à la guerre a amputé le film de plusieurs minutes. Ozu n’avait pas le choix d’introduire un discours propagandiste pour obtenir des financements pendant la Guerre (« Soyons prêts au sacrifice ultime« ). Par un heureux hasard, ces images qu’on croyait disparues ont été retrouvées (assez loin du Japon). Aussi, un grand nombre de ces scènes ont été restaurées pour cette restauration. « La durée de cette version est de 92 minutes, contre 94 minutes pour la version originale, à jamais perdue » rappelle Carlotta.

Cette version inédite offre ainsi une lecture légèrement différente de la version connue en France (en 2005). Il s’inscrit davantage dans un récit à la gloire du père, de l’autorité, du travail et de la nation (« Tu dois penser à servir ton pays« ).

Cela ne retire en rien les qualités intrasèques de ce film, ode à la relation filiale fusionnelle, entre vénération et fierté. Le fils obéit à son père sévère, sans jamais remettre en question son autorité. Dans une séquence de communion sublime, les deux hommes pêchent à la ligne en parfaite harmonie.

« Un enfant est toujours un enfant pour son père ».

Chez Ozu, le temps passe et les personnages vieillissent sans qu’on y prenne garde. Au fil des années, le père, dont la vie routinière et monotone ne semble pas l’incommoder, accepte l’éloignement : ni sacrifice, ni amertume. Le sens du devoir accompli. Ce n’est pas forcément le cas du fils, qui aimerait retrouver le temps perdu et partager sa vie avec son géniteur.

En pleine guerre, Ozu dépeint un Japon travailleur, où chacun est à sa place. Tout juste a-t-on quelques loisirs, comme ces parties de go. Le respect est une valeur cardinale qui ne souffre d’aucune résistance. Les anciens élèves honorent leurs professeurs pour leur avoir permis une existence satisfaisante (emploi, mariage, enfants). Tout ici est une histoire de transmission. « Le travail est une mission, le sacrifice et la tâche procurent du plaisir. La souffrance conduit au bonheur. »

Un bonheur impossible

Tout cela semble désuet, et même impensable aujourd’hui. Cependant, et c’est toute l’intensité du cinéma d’Ozu, le film résonne bien plus fortement dans son aspect universel : ce qui lie un père à son fils. Les injonctions – « Fais de ton mieux« , « Je suis heureux« , « Ne sois pas triste » – on perçoit bien les fêlures de chacun qui les empêchent d’être complètement sereins et réjouis.

En ne cherchant jamais à provoquer le destin ou aspirer à une certaine liberté, les deux hommes subissent une existence qui ne peut que conduire à la séparation, avec ce qu’il faut de culpabilité et de ressentiment. Un bonheur intermittent, désenchanté et toujours rappelé à l’ordre par les obligations de chacun. Il était un père n’a rien d’un drame psychologique ou mélo, tant il est épuré et s’abstient de tout jugement. Il apparaît comme le portrait complexe d’une relation condamnée d’avance. S’il n’y a plus de père, le fils existe-t-il encore, sauf à devenir père lui-même?

C’est bien ce tableau cruel qui hante profondément les spectateurs.

De cruauté, il en est aussi question dans Les sœurs Munakata, film plus abouti (et un peu plus tardif puisqu’il a été réalisé en 1950). Une splendide chronique familiale au féminin.

Le drame offre une vision presque documentaire d’un Japon en pleine mutation. D’un côté, Kinuyo Tanaka, grande vedette du muet puis du cinéma d’avant-guerre, immense actrice, régulièrement vu dans le cinéma d’Ozu et de Mizogushi. Dans le film, elle incarne le vieux Japon, celui des femmes en kimono, qui aime se poser dans les temples, qui assume un mariage raté avec un ivrogne. De l’autre côté, Hideko Takamine, la « Shirley Temple japonaise », star caméléon à la popularité incomparable, fidèle du cinéaste Mikio Naruse. Face à Tanaka, elle est le nouveau Japon, avec ses tailleurs modernes, des grimaces (on aime tirer la langue chez Ozu) et une fantaisie plus occidentale, préférant les lieux à la mode, les buildings, le coca et l’amour, le vrai.

De Kyoto la traditionnelle à Tokyo l’américanisée (les enseignes en anglais le traduisent bien), en passant par la tranquille Kobe, Ozu déjoue l’unité de lieu habituelle. « La guerre a changé beaucoup de choses« . Cette transformation, nouvelle illustration du temps qui passe, entre un passé qu’on abandonne et un futur incertain, envahit les plans de coupe, souvent fixes. Et si la modernité n’était qu’un effet de mode, fugace et sans valeur? À moins que la tradition ne soit un piège dans lequel on s’isole, quitte à s’y décomposer? Ozu serait tenté de répondre que rien ne changera l’immuable beauté de la nature (les montagnes de Kyoto, éternelles). Le classicisme l’emporterait…

Mais ce constat est aussitôt contredit par la décision personnelle que prend la sœur aînée. Une décision loin des valeurs conformistes et des convenances habituelles.

Deux faces d’une même pièce

Si tout oppose Setsuko et Mariko Munakata – l’extravertie Mariko profite de sa jeunesse et de sa liberté, tandis que Setsuko travaille d’arrache-pied pour entretenir son mari Mimura, un homme taciturne et alcoolique – elles n’en demeurent pas moins très proches, se confiant ouvertement sur leurs opinions et leurs soucis. En visite chez leur père, Mariko sympathise avec Hiroshi, un ancien prétendant de sa soeur, de retour au Japon après des années passées en France. La jeune femme est convaincue que Setsuko et Hiroshi éprouvent encore des sentiments l’un envers l’autre et va tout faire pour les rapprocher…

C’est encore l’histoire d’une famille qui se dépeuple. Progressivement. Le père (toujours l’impeccable Chishu Ryu) est atteint d’un cancer mais surprend par sa résilience. Les deux sœurs lui rendent visite, malgré les difficultés de l’aînée : un mariage qui sombre et un commerce qui prériclite.

Ce tableau de famille est habilement dessiné. Ozu ne maîtrise pas seulement ses cadrages et ses plans, il excelle dans les petites touches pointillistes qui composent ses personnages. En s’intéressant à la sororité, il en devient même avant-gardiste. D’autant que le propos est éminemment féministe.

Car, aussi différentes soit elles, les sœurs sont soudées face à l’adversité masculine, et leur immonde mysoginie, , que ce soit la maladie du père ou la fainéantise du mari. Seul Hiroshi semble bienveillant dans ce monde où les femmes, une fois n’est pas coutume, cherchent à imposer leur présence. Dans ce film, elles sont indépendantes, gèrent un bar ou leur vie comme bon leur semble. Ozu filment un Japon de travailleuses, celles qui entretiennent le foyer.

C’est pour cela que le mélodrame est moderne. Et il n’a pas pris une ride.

Loin du Paradis

Le cinéaste manie pour ça une mécanique scénaristique bien huilée, où les protagonistes sont malmenés par leur destin et les sentiments contradictoires. Avec quelques rebondissements, il parvient également à changer le cours de l’histoire. De quoi nous conduire vers une tragédie inattendue (mais salutaire). Les sœurs Munakata est incontestablement l’un de ses films les mieux écrits. On ressent l’étouffement d’une vie de couple, les malaises liés aux malentendus, les inquiétudes nées du manque de confiance. Les rivalutés, jalouisues, et frustrations sont davantage exposées. Le Japon apparaît sous un autre angle : moins isolé, plus féminin. Ozu n’hésite pas non plus à dénoncer cette société partiarcal, notattement avec cette séquence de violence conjugale aussi brutale que choquante. Le divorce est inéluctable. Mais là encore le récit va proposer une autre issue pour cette sœur aînée victime.

Droite, honnête, capable d’encaisser plus qu’il n’en faut, on pourrait croire qu’elle se condamne à une vie malheureuse, sous le poids de la culpabilité. Elle se complairait dans le sacrifice? Il n’en est rien. Pas kamikaze, elle sait juste qu’une relation amoureuse, aussi évident soit-il, risque d’être entâché par ses douleurs intimes. Consciente de ses tourments, Setsuko aspire plutôt à une liberté individuelle, loin du carcan que lui impose la tradition. Mieux vaut être seule que mal accompagnante… Et apprécier la contemplation des montagnes en solitaire peut suffire à son bonheur personnel.

En deux films radicalement différents, c’est bien la solitude qui traverse une fois de plus tous les personnages d’Ozu, endeuillés ou célibataires, séparés ou dépressifs. À croire qu’il n’y a pas d’amour heureux. Même au sein de la famille.