[Lumière 2023] Le cercle des neiges : J.A. Bayona signe un film catastrophe survivaliste et existentialiste

[Lumière 2023] Le cercle des neiges : J.A. Bayona signe un film catastrophe survivaliste et existentialiste

Il y a plus de cinquante ans, un vol entre Buenos Aires et Santiago du Chili s’écrasait dans les Andes. Il y a eu, miraculeusement, des survivants. Ceux-ci ont été contraints, pour ne pas mourir, de manger les passagers décédés. Cette histoire a fait le tour du monde. Elle a produit de nombreux livres, parfois signés des passagers eux-mêmes, deux pièces de théâtre et une floppée de téléfilms, séries, documentaires et de films de fiction : Survive ! de René Cardona Jr,, à peine trois ans après les événements, et Alive de Frank Marshall, le plus hollywoodien et connu de tous, avec Ethan Hawke.

Quoi de plus dramaturgique que ce récit réel : au miracle de cette survie en terrain hostile, s’ajoute l’anthropophagie, tabou ultime. De quoi interloquer le monde entier.

Seuls les anges ont des ailes

À partir des plus récents livres, et notamment ceux de survivants qui s’étaient longtemps tus, J.A. Bayona a décidé de revisiter cette histoire sous un angle nouveau. De loin, Le cercle des neiges est le meilleur film sur le sujet, en plus d’être un excellent drame survivaliste.

« Quel est le sens de tout ça? »

Comme avec The Impossible, il démarre sur la catastrophe pour se recentrer sur l’impact qu’elle produit. Tout la première partie, jusqu’au crash, est filmée de manière frénétique, à l’image de l’enthousiasme de ces jeunes rugbymen pleins d’avenir, prêts à s’offrir un joli voyage pour pas cher. Ils vont hélas le payer cher avec des mauvaises conditions climatiques au dessus de la barrière andine, véritable triangle des Bermudes de l’aviation (Guillaumet et Mermoz en ont fait les frais). Au cinéma, Howard Hawks avait exploité ce périlleux voyage par dessus la cordillère dans un film, Seuls les anges ont des ailes.

Bayona ne sous-estime pas la beauté de ces montagnes, cet océan de neige splendide, tout aussi dangereux que le Cap Horn pour les bateaux. L’accident aérien est tellement impressionnant et stressant qu’il faut s’accrocher à son siège (et là, pas de ceinture à attacher) durant la séquence. Pas sûr qu’on reprenne l’avion de si tôt après avoir vu cette carcasse se démanteler dans tous les sens.

Seuls au monde

Mais si le cinéaste maîtrise parfaitement l’aspect spectaculaire (et finalement assez bref par rapport à la longueur du film) de cette catastrophe, c’est aussi pour mieux s’en débarrasser. Son intérêt est ailleurs. C’est l’humain, et ses limites, qui focalise son intention. 17 morts et 28 survivants à 3800 mètres d’altitude. Le temps est long et le rythme du film épouse cette langueur pour mieux appréhender les conditions inhumaines des protagonistes.

« Les intrus, ici, c’est nous »

Le cercle des neiges devient alors un film sur la capacité à survivre dans un environnement où la température peut atteindre – 30 degrés, où la nourriture est rare et la nature dénuée de végétaux et d’animaux. Ces naufragés dans un désert blanc sont seuls au monde.

Le film prend alors sa tonalité psychologique et existentialiste. Cet aspect est presque plus saisissant que l’accident. Huis-clos à ciel ouvert, la tragédie repousse les limites de l’impensable. Ces victimes sont meurtries d’avoir perdu leurs proches et abandonnés à leur sort. D’autant qu’une avalanche (impressionnante) va en tuer huit d’entre eux par la suite. Un véritable calvaire physique, psychologique, traumatique. Entre leur foi et leur instinct, les cas de conscience vont compliquer leur quotidien.

Des hommes et leur Dieu

Que vous connaissiez l’histoire ou pas, cela n’a aucune importance puisque le réalisateur fait du mental son principal enjeu. L’absence de nourriture, hormis ses propres croutes et des mégots, est un défi en soi. Le froid est un ennemi. Les blessures sont des bombes à retardement. La folie est une menace fantôme et fatale. Il ne reste plus que les cadavres congelés pour se sauver. La morale, le droit, Dieu, la transgression d’un tabou de notre civilisation : tout y passe. Et qu’aurions-nous fait à leur place? Bayona laisse les agruments se déployer, les protagonistes libres de leur choix , sans jamais les juger

« Il faut tout tenter »

C’est la que réside la principale force d’un film, qui pousse l’humain dans ses retranchements et le spectateur dans l’effroi. Car durant deux mois, ils vont quand même tenter l’impossible pour se sortir de cet enfer : des expéditions avortées ou des tentatives de communication avec une radio. Le scénario ne laisse pas de répit jusqu’au sauvetage des seize « orphelins », ou zombies aux lèvres gercées, à jamais reliés par cette expérience sauvage.

Le cercle des neiges est une œuvre immersive qui oblige celui qui la regarde à s’interroger sur la condition humaine. Au plus près des visages, de plus en plus émaciés et brûlés par le soleil, la caméra filme ces vivants comme des morts en sursis. Le courage et l’espoir sont les seuls forces qui leur restent. En ce sens, certains seront décontenancés par la tonalité philosophique et même métaphysique du drame.

Ceci est mon corps

Cette ambition de mêler les genres est en grande partie réussie. En s’éloignant de ses films précédents, où la famille était un repère ambivalent de vice et de vertu, J.A. Bayona s’émancipe d’une morale consensuelle pour mieux cerner les nuances et la complexité de la psychologie humaine. Cependant, la meilleure idée narrative est ailleurs : la voix off, cette petit voix qui traverse notre inconscient, est celle du seul survivant – Numa Turcatti (Enzo Vogrincic) – qui refuse le cannibalisme et qui s’accroche à son humanité. Son destin sera finalement le plus cruel. Son personnage a beau être central dans cette dramaturgie, il sera sacrifié. Tuer la voix off, c’est inhabituel. « Je te salue » Numa. Après tout, « Il n’y a pas de plus belles preuves d’amour que de donner sa vie à ses amis« .

En nous « trompant » ainsi, le cinéaste cherche, encore et toujours, à surprendre, pour mieux nous captiver. D’autant qu’il refuse l’obscénité et l’horreur, malgré les situations extrêmes. Il puise plutôt dans une forme de réalisme documenté, avec pudeur et respect. On peut alors regretter que l’épilogue s’accompagne d’une musique un peu trop lyrique et d’images un peu trop léchées.

Mais en essayant de définir ce qu’est l’humanité, y compris dans le pire des cauchemars, il reste focalisé sur les visages de ces rescapés et leur camaraderie. S’il ce n’est pas vraiment un miracle de Noël – tant ils sont détruits de l’intérieur comme de l’extérieur – et la manière de filmer les interactions humaines vaut tous les sermons. Le film porte bien son titre. Ces seize hommes forment un cercle relié par l’impensable et des traumas inamaginables. Ce qui fait de ce film un brillant exemple de récit collectif qui ne compromet aucune individualité. En chair et en os. Un hommage (qui respecte leur langue et leur culture) aux vivants mais aussi aux morts. L’écran de cinéma est à la fois une pierre tombale sur laquelle s’inscrit leurs noms et l’iconographie d’une aventure cruelle et fraternelle.