Roman graphique : Alice Guy, un fabuleux destin à (re)découvrir

Roman graphique : Alice Guy, un fabuleux destin à (re)découvrir

Difficile depuis quelques années d’ignorer qu’une femme a été l’une des pionnières du 7e art.

Alice Guy (1873-1968), a fait l’objet d’un documentaire de Pamela Green, Be Natural : l’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché, sélectionné à Cannes en 2018, coproduit par Robert Redford et Jodie Foster (par ailleurs narratrice du film). Une enquête invitant devant la caméra Patty Jenkins, Ava DuVernay, Julie Delpy, Geena Davis, Agnès Varda, Marjane Satrapi, Anne Fontaine, Martin Scorsese et Kathleen Turner, entre autres.

En 2021, Alice Guy, l’inconnue du 7e art, réalisé par Valérie Urréa et Nathalie Masduraud, est diffusé sur Arte avec succès. Au total, une quinzaine de documentaires en 50 ans ont été consacrés à cette innovatrice.

On annonce une série télévisée autour de sa vie. Une pièce de théâtre, Alice Guy, Mademouselle Cinéma, fait les beaux jours du Off d’Avignon depuis trois étés. Consécration ultime : Véronique Le Bris a créé en 2018 le Prix Alice Guy, récompensant chaque année une réalisatrice d’un film majoritairement français (Audrey Diwan, Alice Winocour et Kaouther Ben Hania en sont les plus récentes récipiendaires). La Poste a même émis un timbre postal à son effigie pour les 150 ans de sa naissance.

Et c’est sans compter les multiples publications : de son autobiographie parue de manière posthume en 1976, au roman biographique d’Emmanuelle Gaume, Alice Guy, la première femme cinéaste de l’histoire, en 2015. À chaque édition, on rappelle à quel point elle a été oubliée, invisibilisée. Pour mieux lui rendre hommage.

José-Louis Bocquet (au texte) et Catel Muller (à l’illustration) ont transposé son existence en roman graphique (Casterman, 2021). Une édition « luxe » est parue, ce mois-ci, en novembre 2023. Alice Guy rejoint leur série sur « Les clandestines de l’Histoire », où l’on croise Olympe de Gouges, Kiki de Montparnasse et Joséphine Baker.

Vulgarisateur et pourtant précis, plaisant mais néanmoins rigoureux, cet essai dessiné est une très belle porte ouverte pour se plonger dans l’antiquité du cinéma, de Paris aux Etats-Unis. Outre l’aspect biographique d’une femme qui a lutté pour se faire une place dans un milieu d’hommes et qui est parvenue à s’émanciper en devenant sa propre patronne, c’est également le récit de la préhistoire d’un art et d’une industrie qui cherche à conquérir le public avec une nouvelle forme de divertissement.

On suit ainsi la vadrouilleuse – naissance en Suisse, enfance au Chili, pensionnat en France – et sa famille en guise d’introduction à ce récit passionnant. C’est également le portrait d’une époque. Alice Guy se fait une place dans la société, souvent en étant la première femme dans ce monde d’hommes, pas forcément raffinés. On découvre une femme déterminée, indocile, bosseuse et franche.

Léon Gaumont

Secrétaire, la jeune bourgeoise gagne sa vie et revendique son indépendance. En 1994, elle rencontre un certain Léon Gaumont, qui l’embauche. On est encore aux temps où la photographie est l’image révolutionnaire du siècle. Elle est aux premières loges quand le phonoscope arrive. Elle est au premier rang quand les frères Lumière débarquent dans les bureaux de son employeur. Alice entre au pays des merveilles quand elle découvre « La sortie de l’usine Lumière » sur un écran. Inventeurs et industriels : les Lumière ont conçu le cinématographe.

Tout est raconté en détail, y compris les circonstances et les coulisses d’un business en émergence, avec ses échecs, ses obstacles et ses opportunités. Dans ce noir et blanc très contrastré, le temps défile et nous rappelle à quel point un destin est fragile, dépendant des choix de chacun. Ainsi Gaumont a d’abord misé sur le phonoscope plutôt que sur le prototype des Lumière.

Ironique de constater que peu de gens croyaient à la projection commerciale d’images animées. Jusqu’à cette première séance près de l’Opéra de Paris, où le cinématographe devient un phénomène de foire immédiat. Alice Guy est la témoin directe de cette naissance. Après avoir lu un premier tiers du volume (qui est complété par une dense chronologie et de riches biographies des personnalités mentionnées), elle passe à la grande étape de sa vie : derrière la caméra.

New York

La fée aux choux sera son premier film en 1896. Le premier d’une œuvre monumentale. Au tournant du siècle, on croise Gustave Eiffel, George Méliès, Louis Feuillade… Le Bazar de la Charité prend feu à cause d’un cinématographe, les familles Pathé et Gaumont sont rivales, de sombres histoires de brevets et de procès font obstruction au déploiement de cette nouvelle forme de divertissement.

L’ouvrage s’intéresse autant à la vie d’Alice Guy qu’aux événements et aux avancées qui vont faire du cinéma un loisir collectif. Avec quelques incartades, amusantes comme le goût du remake ou des suites (déjà) ou instructives comme la nécessité d’un poste de chef opérateur. Le scénario apparaît, les studios se construisent, la concurrence s’exacerbe. Les abus de pouvoir ne sont pas oubliés, notamment sur les jeunes femmes.

Nul ne doutera après cette lecture qu’Alice Guy était non seulement une pionnière mais aussi une visionnaire et une chercheuse. Elle s’essaie à tout : le film synchronisé, le feuilleton à gros budget, le tournage en décors naturels, la comédie, l’opéra, le drame, etc. Elle insère des thématiques féministes. Puis elle tente surtout l’aventure américaine en installant les studios Gaumont à New York, avant de se lancer en indépendante avec sa société Solax.

Le mirage hollywoodien

C’est peut-être là que l’esprit rebelle d’Alice Guy s’épanouit le mieux. Celle qui a été séduite par les gitans de la Camargue trouve aux Etats-Unis une liberté insoupçonnée. Elle a matière à filmer de grands paysages pour des westerns, peut enrôler des rats pour un film horrifique, mais aussi des immigrés tout juste débarqués sur la terre promise (comme dans L’américanisé), des artistes afro-américains (dans un pays où la ségrégation est encore très pregnante et où le « blackface » fait davantage rire), des histoires vraies (si possible autour de personnages « socialistes »)… La productrice est à son sommet avant que la première guerre mondiale n’éclate.

Entre quelques difficulutés (familiales et financières) et son manque d’appétence pour les tendances (sujets patriotiques, mise en lumière de stars), elle n’a plus les moyens de financer ses films et met la clé sous la porte. Alice Guy accepte dans un premier temps les commandes. Elle est contrainte de partir à Hollywood, là où l’industrie commence à se structurer. Trop tard : son invisibilisation commence alors que Chaplin, Griffith et Keaton sont déjà bien installés sous le soleil californien.

Par petite saynètes, on comprend l’ascension, la gloire et la lente chute d’une femme exceptionnelle, avant-gardiste, lucide. En 1922, elle vend tout, divorce et revient en France. « Personne ne m’a oubliée. Tout simplement parce que je n’existe plus dans le cinéma français. »

Elle abandonne le cinéma. Débute une carrière d’écrivaine. Migre en Suisse pendant la guerre. Puis en Belgique. « Tous mes films ont disparu! Aucune trace. Il ne reste que des photos« . (Heureusement, on en a retrouvé quelques uns).

Elle-même perd la mémoire. Elle s’efface du monde en 1968, aux Etats-Unis. Huit ans plus tard, les historiens commencent à la redécouvrir. « Je ne revendique que le titre de première femme metteur en scène » écrivait-elle en 1954 à Louis Gaumont.