Napoléon : Un portrait Wikipédia de Bonaparte illustré par Ridley Scott

Napoléon : Un portrait Wikipédia de Bonaparte illustré par Ridley Scott

Production impériale du moment, le Napoléon de Ridley Scott se veut impressionnant par sa débauche artistique. Ambitieux – impossible? -, ce biopic veut en mettre plein les yeux tout en cherchant à insuffler une certaine subtilité dramatique.

S’attaquer à Napoléon, cela peut se transformer en Austerlitz comme en Waterloo pour un cinéaste. Depuis les frères Lumière et Alice Guy, le Corse a toujours fasciné le cinéma. Des dizaines de films sur l’Empereur ont émaillé l’Histoire du 7e art, dont le chef d’œuvre d’Abel Gance (Napoléon, 1927), le Napoléon de Sacha Guitry, les innombrables transpositions de Guerre et Paix, etc.

Il manque un film à l’appel : le Napoléon de Stanley Kubrick, projet du maître avorté en 1971. Un scénario de 180 pages, des storyboards, des milliers de documents compilés, la Roumanie en lieu de tournage, David Hemmings en Napoléon et Audrey Hepburn en Joséphine. Tout est préparé à la perfection. Mais la MGM lâche le réalisateur, qui, entre temps réalise Orange Mécanique. Et qui, finalement, se servira de certains éléments de sa recherche napoléonienne pour son film suivant, Barry Lyndon. Napoléon par Kubrick restera un rêve inachevé; un fantasme de cinéphile.

Grand huit avec de nombreux faux-plats

Et c’est sans doute là que Ridley Scott cherche à redonner vie à cette chimère cinématographique. La malédiction kubrickienne peut-être désormais conjurer par l’apport des effets spéciaux afin de ne pas recourir à des constructions de décors coûteuses, l’emploi de milliers de chevaux et de dizaines de milliers de figurants.

Citons le tout juste regretté Michel Ciment, grand spécialiste de Kubrick : « Quiconque a eu le privilège de réaliser un film est conscient que c’est comme vouloir écrire Guerre et paix dans l’auto-tamponneuse d’un parc d’attractions, mais, lorsqu’enfin la tâche est bien accomplie, peut de chose dans la vie peuvent se comparer à ce que l’on ressent alors. »

C’est bien l’effet du Napoléon de Ridley Scott : un grand huit plus grand que nature, jusqu’à écraser son personnage et son sujet. Les sensations fortes sont procurées par la reconstitution de quatre des batailles napoléonniennes (ici Toulon et Austerlitz côté victoires, Russie et Waterloo côté défaites). Mais trop de faux plats, tentant de comprendre la psychologie du Corse, étirent le film sans vraiment cerner Bonaparte, hormis sa passion jalouse, exclusive et toxique pour Joséphine.

Le film est étonnament binaire et simpliste. Une fiche Wikipédia résumée à l’os par ChatGPT. La chronologie, avec date et lieux en inserts, dicte le récit, au détriment de la complexité des événements de l’époque. Le scénario ne s’embarrasse jamais des décisions politiques qui ont façonné la France (le rétablissement de l’esclavage, l’arrestation de Toussaint L’Ouverture, le code civil, les libertés de la presse et de la circulation encadrées, etc…), des multiples choix géopolitiques (coalitions variables) qui ont permis à l’Empire de coloniser dans le sang le continent européen, ni du caractère dépostique de l’Empereur. Tout juste rappellera-t-on à la fin du film, sous forme de cartons, le nombre monstrueux de morts dans les guerres napoléonniennes. Un peu court pour un si long film.

Guerres et passion

Le scénario suit une logique hélicoïdale où s’entrelacent la stratégie militaire et la relation amoureuse compliquée avec Joséphine. Napoléon, être fusionnel. Si bien que l’apogée de son amour coïncide avec celui de ses triomphes, quand leur divorce accompagne sa chûte. L’alternance des chapitres – le guerrier arrogant et l’amoureux obsessionnel – ne sert jamais le film. Ni dans son rythme, ni dans son enjeu dramatique, quasiment absent tant cet « Il était une fois… » est linéaire. Plus surprenant de la part de Ridley Scott, sa longue épopée souffre de ruptures visuelles et chromatiques assez brutales et sans cohérence, mélangeant couleurs chaleureuses photoshopées et image délavée.

Napoléon devient ainsi une sorte d’anti-Oppenheimer. Quand Nolan se complait inutilement dans une complexité factice, Scott se noie dans une histoire qui le dépasse jusqu’à la synthétiser à l’excès et reproduire des tableaux de l’époque (le Sacre de Napoléon est une parfaite copie de l’œuvre picturale Jacques-Louis David). Dans les deux films, le résultat est identique : l’absence totale d’émotion, de subtilité, de sensibilité.

Osée Joséphine

Vanessa Kirby stars as Empress Josephine in Apple Original Films and Columbia Pictures theatrical release of NAPOLEON. Photo by: Aidan Monaghan

Si Vanessa Kirby (Joséphine) s’en sort magnifiquement en remplissant les vides du scénario et en amenant chacune de ses scènes vers des nuances bienvenues, Joaquin Phoenix ne parvient jamais à (trans)porter le film. Non pas que sa prestation soit ratée. Elle est impeccable d’un point de vue technique. Mais, malgré une fébrilité palpable, son Napoléon Bonaparte dégage un profond ennui. Son visage est une morne plaine. Plus mélancolique que tyrannique, retenant toute folie, son Empereur semble fatigué et blasé, étouffant son orgueil et sa vanité, préférant déployer sa suffisance. Phoenix imagine son Napoléon tel un Sphynx : impénétrable.

La somme de toutes ces failles rend le film plus pédagogique que ludique, plus illustratif que cinématographique. Il lui manque du panache, de la frénésie, et une forme de romanesque. Un beau livre ne fait pas une grande histoire. À 85 as, Ridley Scott semble aussi las que Napoléon exilé à Sainte-Hélène. Où est passé le réalisateur de Gladiator et Robin des Bois? N’oublions pas qu’il a aussi commis 1492 : Christophe Colomb, Kingdom of Heaven et Exodus. Cela fait quand même quelques temps que le cinéaste nous déçoit. Pour tout dire, depuis l’exception Seul sur Mars en 2015, aucun de ses films n’a réussi à nous séduire complètement depuis près de quinze ans.

Napoléon ne signe pas la renaissance du cinéaste, empêtré dans sa fresque kubrickienne impossible. Comme s’il n’était pas parvenu à résoudre l’énigme de son personnage. Pour quelques scènes intrigantes (la campagne d’Egypte, le coup d’Etat de 1799), on subit de multiples séquences relativement fades et convenues.

La chute du faucon corse

Heureusement, dans ces 2H40 de films, Ridley Scott renoue avec le grand spectacle quand il s’agit de batailles. Tel un enfant jouant aux petits soldats, il s’amuse à reproduire avec précision les tactiques employées dans les quatre morceaux de choix qu’il a sélectionné pour son film : la prise de la rade de Toulon, la domination à Austerlitz, la retraite de Russie, le naufrage de Waterloo. Clairement impressionnants, ces quatre conflits sont mis en scène avec une clareté salutaire, une succession de plans bien découpés, un véritable sens de l’espace par ses multiples angles de vue. Au-delà même de la restitution des affrontements, ce sont aussi, de loin, les moments les plus beaux, esthétiquement, du film. Que ce soit la flotte anglaise enflammée à Toulon, les soldats autrichiens ensanglantés se noyant sous les glaces à Austerlitz, Moscou désertée puis incendiée ou les mêlées de soldats à Waterloo, on constate que le cinéaste était réellement inspiré visuellement et cinématographiquement. L’art de la guerre dans toute son horrible splendeur.

Joaquin Phoenix stars as Napoleon Bonaparte and Vanessa Kirby stars as Empress Josephine in Apple Original Films and Columbia Pictures theatrical release of NAPOLEON. Photo by: Aidan Monaghan

Pour l’art de l’amour, avec cette voix off reprenant la correspondance épistolaire de l’Empereur, c’est hélas bien plus mièvre, quand ce n’est pas niaisement psychanalytique. Et pour le reste, à peine devine-t-on le monstre qu’il était, la haine qu’il provoquait, la folie qui l’habitait.

Et à la fin, il meurt…

On se se demande alors ce qu’en aurait fait Kubrick. Et de manière plus blasphématoire, on s’interroge sur le bien-fondé d’un film qui ne réussit jamais à se détacher de l’hagiographie fascinée pour ce mâle alpha violent, même quand il tente un portrait gentilment critique d’un égocentrique présomptueux et arriviste. On en viendrait presque à rêver d’une série aux arcs narratifs plus complexes et aux personnages plus approfondis.

Trop bâclé dans sa construction, reléguant trop de personnages majeurs en arrière-plan, se délestant de trop d’éléments biographiques majeurs, ce Napoléon pour les Nuls nous laisse sur notre faim jusqu’à l’épilogue étonnament bref, lors de son ultime exil dans l’Atlantique sud. Six ans sur une île paumée résumée en deux minutes, le temps de dialoguer outre-tombe avec sa Joséphine et de mourir sans coup férir.

« Ce que je cherche avant tout, c’est la grandeur : ce qui est grand est toujours beau” a écrit l’Empereur controversé. Malheureusement, Ridley Scott a cherché la grandeur, la beauté a été parfois atteinte, mais il aurait du méditer cette autre phrase de Napoléon : « un bon croquis vaut mieux qu’un long discours« .