Le monde après nous : apocalypse now et collapsologie de haut niveau

Le monde après nous : apocalypse now et collapsologie de haut niveau

Avouons-le, depuis quelques mois, les longs métrages sur les plateformes étaient décevants. En attendant Maestro et surtout Le cercle des neiges, voici la remontada de Netflix dans la production hollywoodienne ambiante (et assez morose ces temps-ci).

Ceci dit, pour le moral, pas sûr que Le monde après nous soit idéal. A l’instar de Don’t Look Up, Netflix a bien l’intention de nous gâcher, une fois de plus, les fêtes avec cette production crépusculaire.

Un couple de la classe moyenne, avec leurs deux enfants, loue une maison très chic dans les environs de New York, pour quelques jours. Une fois à la plage, ils assistent à un accident inhabituel avec un énorme paquebot. Lorsque le propriétaire et sa fille surgissent en pleine nuit, un sentiment d’inquiétude monte. Les heures qui suivent ne vont pas les contredire : des avions qui s’écrasent, des animaux invasifs, des voitures autonomes en folie, un bruit assourdissant terrifiant, … Et une télévision piratée, des réseaux en panne empêchant toute communication, etc.

Familles au bord de la crise de nerfs

La grande force narrative du drame réside dans cette confusion et cette incompréhension des événements : le spectateur est au même niveau d’information que les protagonistes. C’est ce qui permet de maintenir la tension tout au long d’une histoire qui cherche davantage à instaurer la crainte et jouer sur nos nerfs, que de nous défibriller le cœur. Elle est construite comme un jeu de piste dont on ne sait pas qu’elle en sera l’issue.

D’ailleurs, l’épilogue ne nous sauvera pas plus. Nous ne sommes pas plus « libérés » que les personnages en comprenant ce qu’il s’est passé. Le film nous laisse, intelligemment, en plan. À eux, et à nous, d’imaginer la suite, une fois connue les causes de cette « fin du monde ».

Le monde après nous happe efficacement le spectateur grâce à cette peur impalpable, dans ce quasi huis-clos, où les rares échappées ne sont pas belles. Mais ce critère n’est pas le seul à rendre le film interessant.

S’il est parfois spectaculaire et surtout psychologique, le drame est avant tout politique. Les rôles sociaux sont inversés par rapport aux codes hollywoodiens habituels. La famille « wasp » est issue de la classe moyenne frustrée, avec en figure de proue, une épouse et mère misanthrope et un brin raciste. À l’inverse, la famille « afro-américaine » appartient à une élite friquée, cultivée et progressiste. Dans cette villa d’architecte sublime, les deux mondes se confrontent, s’affrontent et sont forcés de coexister, voire de collaborer. Les événements vont faire bouger les lignes, subreptiscement. Peu importe ses idées, ses certitudes, ses opinions et ses valeurs, dans l’adversité (invisible), l’union fait la force. Ou en tout cas permet de faire acte de résilience quand le monde s’effondre.

La menace fantôme

Car, dans ce cadre élégant et idyllique, avec un casting chic et glamour, le récit n’hésite pas à faire craquer le vernis et démontrer que nous sommes bien tous égaux face à l’horreur. L’être humain est aussi faible que faillible, et ici, en bonus, très dépendant des technologies, face à la perte de repères. Riche ou déclassé, blanc ou noir, intelligent ou impuissant, nous sommes tous dans le même bateau.

Sam Esmail, créateur de la série Mr. Robot, nous met face à un miroir : quel est notre rapport à cette civilisation technophile incabale de survivre dans un environnement analogique ? Tout est résumé dans le personnage de Julia Roberts, Amanda, qui déteste ces « putains de gens » qui l’entourent et qui râle quand le wifi ne fonctionne pas. La star, quincagénaire qui généreusement nous offre le temps d’une scène son légendaire sourire éblouissant, excelle dans ce rôle a priori ingrat et peu sympathique. Elle réussit à en saisir toutes les nuances. On ne parvient jamais à la détester et on éprouve même une certaine compassion à la voir se débattre dans ses contradictions. Ce n’est pas avec son mari, le non moins bon Ethan Hawke, époux un peu castré et clairement adepte du « ne faisons pas de vagues », qui lui tiendra tête. Ni ses enfants, pas vraiment beaux, dont le désintérêt à ce qui les entoure le dispute à leurs fantasmes divers (la fille est obsédée par la série Friends, le fils dirigé par ses hormones adolescentes en furie).

Le comble pour Amanda est bien de trouver un alter ego à son niveau avec le propriétaire de la maison, noir qui a « réussi » sa vie, accompagné d’une fille brillante. Mahershala Ali, dont on soulignera encore et toujours le talent immense à incarner un esprit noble et un homme sensible, et Myha’la Herrold, fabuleuse en « wokiste » méprisant ces Américains étriqués, apportent un contrepoint nécessaire pour ne pas rendre le film binaire.

Comme chacun partage la même galère, la seule solution sera bien de mélanger les familles (les hommes entre eux, les femmes entre elles) avec l’espoir que tous suivent l’instinct insouciant de la plus jeune. Ironiquement, sa fixette pour voir le dernier épisode Friends (le bien nommé Ceux qui s’en allaient / The Last of us) lui permet d’être sauvée (et de découvrir la magie du DVD, ce qui ne manque pas de sel dans un film diffusé sur une plateforme).

Psychose

Dans ce jeu d’échecs, où la couleur des pions n’a plus d’importance, c’est bien un décryptage allégorique d’une Amérique chaotique qui se dessine dans cette apocalypse 2.0. Espérons qu’il ne s’agisse pas d’un film d’anticipation, même si les collapsologues y verront, une fois de plus, la métaphore de leurs prédictions.

Le climat anxyogène, parfaitement maîtrisé de bout en bout, est de loin la plus belle réussite de ce film. Sans aller trop loin dans le superflu ou l’irrationnel. A hauteur de familles, l’inquiétude est bien plus réaliste que s’il s’agissait d’un phénomène surnaturel ou d’une menace james bondienne. Ici les peurs sont plurielles. Celle de l’autre, avec ses préjugés, celle du monde extérieur, avec son lot d’imprévisibilités. Il s’agit alors de dépasser tout ce qui nous constitue, de notre manière de pensée à notre façon de de vivre. La catastrophe, qu’elle soit politique ou naturelle, sert de catharsis pour nous transformer. Scénaristiquement, on peut s’étonner de voir que la panique et la peur sont jugulées, laissant place à des êtres dont le logiciel intellectuel a buggé. En attendant un éventuel « reset », ils en sont réduits à un théâtre où la parole, l’échange, le partage tentent de comprendre ce qu’il advient. Ce pourrait être irréel, c’est en fait claustrophobique.

Le thriller paranoïaque va bien plus loin qu’un effet de style (saisissant) pour plonger l’humain dans sa capacité à résister à toutes les menaces. Doté d’une esthétique sublime, de séquences magnifiques, y compris dans les tête-à-tête, et d’une tension sans temps mort, le film s’inspire aussi bien d’Hitchcock que de Fincher, de Nichols que de Polanski, ou de films comme La route ou Les fils de Homme, pour aiguiser son propos et ciseler la psyché de chacun.

Nouvelle donne

Cette convergence entre des êtres que tout sépare (au sein même d’une famille, comme avec les « étrangers ») pour finalement les rassembler et les unir est sans doute la seule part lumineuse de ce récit pessimiste et sombre. Tout est carré et découpé au couteau dans la première partie, manière d’enfermer les personnages dans leurs préjugés, avant de se conclure dans des mouvements plus opératiques et circulaires où ils sont englobés dans un monde différent de ce qu’ils ont connu. Le cadrage oppose d’abord les gens pour mieux les consoler par la suite. Rappelons que la caméra est notre regard. Aussi, parfois, elle nous invite à voir les choses autrement. Et si les animaux retrouvent leur liberté, tout le reste conduit à un emprisonnement où ces deux familles ont le choix entre une vie insoutenable de cobayes et une existence à l’écart de bruit du monde.

Leur survie pourrait être le signe d’un nouveau départ. Avec des liens regénérés, un réseau humain plutôt que virtuel, une nature qui reprendrait ses droits, un altruisme qui effacerait le repli sur soi. Le signal d’alarme sonne de manière stridente et il ne reste plus beaucoup de temps pour choisir entre mourir, regarder la catastrophe nous surgir en pleine troinche ou changer. Le monde après nous c’est notre monde à nous. À chacun de vouloir, savoir, devoir prendre ses responsabilités. Peu importe qu’on se déteste, qu’on n’ait rien en commun. Après tout, après ce qui arrive, il ne reste que la possibilité d’une île : repartir sur de nouvelles bases. Un reboot vaut mieux qu’un reset.