The Crown : au fil des saisons, la série a perdu son essence mais pas sa puissance

The Crown : au fil des saisons, la série a perdu son essence mais pas sa puissance

Peter Morgan a déployé en six saisons huit décennies retraçant la royauté britannique. The Crown est assurément un des joyaux de Netflix. 8 Golden Globes, 10 Emmy Awards, 4 Screen Actors Guild Awards.

Trois fois deux saisons en sept ans, soit trois reines Elisabeth, trois ducs d’Edimbourgh, trois Margaret, trois Queen Mother. Mais aussi trois prince Charles, deux Diana, deux William, deux Camillia, en plus des nombreux premiers ministres. The Crown est autant une production splendide qui déploie ses larges moyens pour reconstituer l’Histoire d’un siècle, des décors aux costumes en passant par les accessoires, qu’une opportunité d’incarner des figures emblématiques de la monarchie et de la politique britannique.

Il y a d’un côté les « stars » qui se sont glissées dans un rôle tels Olivia Colman et Imelda Staunton pour Elisabeth dans les saison 3 à 6, Helena Bonham Carter et Lesley Manville pour Margaret, Dominic West pour Charles, Olivia Williams pour Camilla, Jonathan Pryce pour Philip, Gillian Anderson pour Margaret Thatcher, Jeremy Northam pour Anthony Eden, Matthew Goode pour Antony Armstrong-Jones, John Lithgow pour Winston Churchill, Eileen Atkins pour Mary de Teck, Timothy Dalton pour Peter Townsend, Geraldine Champlin pour Wallis Simpson, Charles Dance pour Louis Mountbatten, Derek Jacobi pour Edouard VIII, Michael C. Hall pour Kennedy, Natascha McElhone pour Penelope Knatchbul, ou encore Jonny Lee Miller pour John Major.

Mais The Crown a surtout été un déclencheur de carrière pour de nombreux acteurs. La série a fait office de révélateur de Claire Foy (Elisabeth dans les deux premières saisons), Matt Smith, Vanessa Kirby, Tobias Menzies, Josh O’ Connor, Emma Corrin, Elizabeth Debicki… Et on peut miser sur Ed McVey, Luther Ford et Meg Bellamy, apparus dans la dernière saison.

Parfois la ressemblance est frappante, parfois on doit forcer un peu notre imaginaire. Mais l’ensemble est cousu d’or.

Le casting du quintet royal – Elisabeth, sa sœur Margaret, son mari Philip, son fils Charles et sa belle-fille Diana – est assurément ce qu’on a fait de mieux dans une fiction biographique ces dernières années.

Endogamie

Six saisons en trois diptyques. Finalement, que nous a raconté The Crown? La grande Histoire à travers la loupe focalisée sur une élite monarchique, plus people que décideuse? Les affres d’une famille hors du temps dans le maëlstrom d’un siècle mouvementé? Le poids d’une couronne sur des destins individuels contrariés? Tout cela à la fois?

La réalité est plus simple. La série a changé de registre au fil des saisons. Les deux premières saisons, de loin les plus passionnantes, avec une Claire Foy formidable en jeune Elisabeth, mêlaient habilement les faits historiques qui entouraient les débuts d’une Reine précocement arrivée sur le trône, et pas forcément prête à assumer cette fonction. Il faut dire qu’entre la seconde guerre mondiale, la décolonisation, l’arrivée de la télévision comme média de masse, les crises économiques d’un pays exsangue après le conflit contre les Nazis, la Guerre froide, la géopolitique, la période était tumultueuse pour une jeune femme peu préparée.

Claire Foy – The Crown Saison 1

À cela s’ajoutaient les rivalités internes de la cour royale, les frustrations et scandales de sa sa sœur et de son époux, relégués en ligue 2 du pouvoir, et sa propre image de femme méprisée et jugée faible et ringarde. De quoi tenir vingt épisodes palpitants où l’on voit une monarque s’affirmer face aux courants contraires tout en saisissant le lien indéfectible, bien plus que symbolique, entre la Reine et son pays. Ce qui fait de ces deux saisons, sur la construction d’une femme de pouvoir qui, lentement va assumer cette couronne sur sa tête, entre dans l’ère moderne.

High Society

Les deux saisons suivantes, avec une Olivia Colman impressionnante en Elisabeth II droite dans ses bottes dans un monde qui s’effondre sous ses pieds, évoluent progressivement vers les coulisses de Windsor. Le monde extérieur est moins visible. L’Angleterre s’efface au profit des salons et chambres des palais. Parallèlement à la baisse d’influence de l’empire britannique et du Royaume-Uni, la série se décentre aussi de la Reine, et commence à changer sa narration. Les épisodes se focalisent sur des personnages environnants. La cour devient une firme, elle-même de plus en plus autarcique, dans une ambiance crépusculaire (crise économique, crise sociale, finances royales au plus bas).

Olivia Colman – The Crown saison 3

Ainsi sont décortiqués la popularité de Margaret, l’influence de Philip, les desseins de Lord Mountbatten, les tourments du jeune Charles, l’amertume du duc de Windsor, etc. Ces deux saisons montrent à quel point le Royaume a décliné en quelques années. Immuable, la Reine devient son socle fondamental et unificateur. Ses valeurs de loyauté et son rôle de souveraine l’emportent sur ses considérations et affections personnelles, même si elle doit encore prouver qu’elle ne manque pas de sentiments vis-à-vis de son peuple, de sa sœur, de son époux ou de ses enfants. Tout le monde rentre dans le rang et, dorénavant, Elisabeth II paraît indétrônable.

Malaise royal

Les deux ultime saisons, avec une Imelda Staunton impeccable en vieille femme parfois déconnectée des réalités, accentuent le virage opéré par les auteurs : la peopolisation prend le dessus. Au point que la Reine est réduite à son rôle de mère ou de grand-mère. Elle ne doute pas de son pouvoir mais redoute la fin de la monarchie. Tout pour sauver la couronne. Malheureusement, la série dérive vers d’autres rivages. La politique n’est plus qu’un arrière plan. Les événements internationaux ne sont que des bribes vues à la TV ou entendues à la radio. The Crown isole la famille royale dans ses palais de Buckingham, Windsor et Balmoral.

Imelda Staunton – The Crown – saison 6

Désormais, ce n’est qu’une famille loin du bruit du monde, concentrée sur ses drames personnels. Elisabeth II devient un second-rôle, crime de lèse majesté en soi. Lady Di lui vole la vedette, au point d’être le centre de plusieurs épisodes. Le prince Charles et ses fils occupent la scène. Margaret meurt. La Queen Mother aussi. Et Diana, évidemment, hante tragiquement tout ce faste artificiel. L’impression de lire Point de vue et Gala, un feuilleton soap-opéra où cette caste s’entredéchire, où l’intime s’impose à toute autre élément extérieur, ponctué de réconciliations, fâcheries, hésitations et humiliations. La Reine elle-même semble surtout préoccupée par sa famille, sa côte de popularité et ses chiens.

Family Business

The Crown impressionne toujours par sa qualité artistique, sa photo soignée et glacée, sa mise en scène léchée et ses interprétations subtiles (Elisabeth Debicki est impressionnante en Lady Di). La série n’a rien perdu de sa puissance en soixante épisodes. Mais au fil du récit historique, elle a oublié son essence. Ce regard politique sur son époque disparaît avec le départ de Margaret Thatcher, dans la quatrième saison. Ce génie de relier la grande Histoire avec leurs petites histoires se dillue quand Diana attire toute la lumière dans la cinquième saison. Ce décryptage, tout en finesse, d’individus contraints par la hiérarchie, l’héritage et les traditions de la Couronne, s’éclipse au profit d’un voyeurisme par le petit bout de la lorgnette. Les disputes familiales l’emportent sur le les dilemmes et responsabilités monarchiques.

Sans doute aussi parce que nous avons oublié ou jamais su l’actualité britannique avant Thatcher. Les quatre premières saisons avaient une vertu presque pédagogique. A l’inverse, en gardant bien en souvenirs la plupart des faits des années 1990-2000 (médiatisation de masse oblige, premiers archivages en ligne), on n’est moins surpris par leur reconstitution. Les créateurs avaient un regard distant bienvenu sur les quarante premières années de règne, et manquaient peut-être de recul historique pour appréhender la suite avec plus de neutralité et moins de faits divers.

Drames de couples

Côté dramaturgique, on attendait une sorte de jubilé pour cette ultime saison. Un crescendo qui ne vient jamais. Plutôt l’impression d’avoir surtout assisté à un requiem. Toutes les graines sont plantées pour la fin d’un règne qui ne dit pas son nom, avec, déjà Charles et Camilla, William et Kate, les bêtises d’Harry, la programmation de l’opération London Bridge pour les éventuelles funérailles d’Elisabeth II, qui ne surviendront que vingt ans plus tard.

Reste la part de sacrifice de cette femme au destin hors du commun. The Crown n’est pas qu’un boulet lourdement posé sur la tête mais bien une croix à porter jusqu’au dernier souffle, voire un rocher à pousser perpétuellement. Elisabeth II, à travers ses trois actrices si justement castées, s’humanise sous nos yeux. On la plaindrait presque d’avoir vécu une existence si privilégiée et si désenchantée à la fois. Résignée, elle se soumet à l’emprise de son héridité. Prisonnière de son rôle, elle ne trouve sa liberté que dans les vastes paysages écossais, avec ses corgis ou dans quelques banals rituels. Politique et curieuse, elle cherche continuellement à exister dans une époque qui la dépasse au tournant de la cinquième saison. Pilier d’un système, elle s’assure qu’il lui survivra avec un certain sens (lent) de l’adaptation. Quitte à faire passer la raison, ou des décisions froides, par dessus les émotions.

God save the Queen

On avait déjà remarqué tout cela dans l’excellent The Queen de Stephen Frears, dont le pitch se résume ici à l’épisode 4 de la sixième saison. Peter Morgan approfondit, avec un mélange d’admiration et de critique, cette version d’une femme qui n’a jamais voulu être reine, mais qui en a fait son sacerdose, au point de devenir l’emblème d’un système. Touchante, émouvante, sarcastique à certains moment, cruelle, le plus souvent, The Crown c’est tout à la fois Succession, Game of Thrones, West Wing, et Borgen. Une fiction inspirée de faits réels, une histoire romancée (et romanesque), une interprétation (inspirée) des liens qui unissent, et désunissent, une famille. Des coulisses au jeux du pouvoir, il ne reste finalement que ce point de vue blasphématoire : même de sang royal, l’être humain est faillible. Sauf, peut-être, Elisabeth II.