Une famille de Christine Angot : un regard brut et fragile

Une famille de Christine Angot : un regard brut et fragile

L’inceste. Le viol. La honte. Comment vivre avec ça? Après ça? Comment faire comprendre la destruction intime que l’agression sexuelle provoque? Pourquoi, sans cesse, chercher les mots à ses maux?

La vérité face aux dénis, aux mensonges, aux hypocrisies, aux compassions faciles. La vérité de ce qui a été vécu et qui semble si difficile à partager, à expliquer, à dénoncer.

Trente ans que Christine Angot tourne autour de son traumatisme, explore en profondeur les racines du mal, cherche les phrases pour traduire sa colère et sa détresse. Trente ans que nous la lisons, nous l’écoutons. Alors nous saurions déjà tout?

Pourtant, Une famille, film réalité, étend le domaine de sa lutte. Pas en s’appitoyant sur elle-même. La femme est solide et peu narcissique. Ici, elle dévoile tout, comme dans ses romans : les archives personnelles, les photos, les films de vacances. Elle a tout gardé pour pouvoir tout re-regarder. Ce n’est pas une affaire de nostalgie, de souvenirs, de mémoire. C’est davantage : l’instant qu’elle a vécu. Qu’on revit. Et là, tout est de nouveau en boîte, du salon cossu de sa belle mère à la cuisine de sa mère, d’une maison en Martinique à l’appartement parisien. Décors pas si anodins du quotidien. Les paroles s’envolent, les films restent. On pourra répéter à l’infini des répliques, des échanges, des images…

Sur ce ring, Angot amène ses preuves, étale sa vie. Puis elle montre les dommages collatéraux, les victimes invisibles, les complices silencieux, les bourreaux inconscients. L’inceste, le viol, le sexe de son père dans son vagin, sa bouche, son anus : cela a des conséquences. Une bombe à fragmentation. Une déflagration sur un temps long, sur trois générations. Une dévastation psychique.

Alors, il faut y aller. Foncer dans le tas. Défoncer les portes. Dévérouiller les mentalités coincées. Destructurer les shémas de pensée. Démontrer l’horreur. Et pas seulement celle d’un père qui a abusé de sa fille. L’entourage n’est pas innocent non plus.

Voyage dans l’Est

À commencer par la belle-mère. Une bourgeoise alsacienne conservatrice et convenable. En apparence. Angot ne rentre pas chez elle par effraction : elle casse le mur qui la sépare de cette femme qui ne veut pas voir, pas entendre, pas se remettre en question. Elle fait le procès d’une vieille dame qui préfère défendre le souvenir de son époux plutôt que d’ouvrir les yeux sur les démons qui l’agitait. Il est certain que la déstabilisation est violente. Mais pas autant qu’un mari qui baise en cachette sa fille à peine pubère. Angot attaque. Et vise juste à chaque fois : la voici procureur qui place cette belle-mère au fort accent alsacien face à ses contradictions. Sur la défensive, cette femme énonce des répliques éculées, pour fuir, pour faire « bien ». Le jeu des apparences n’est qu’un « je » de faux-semblants. Cruel. On saisit alors ce que cherche Christine Angot : les excuses ne suffisent pas. Elle veut que les protagonistes, comme les spectateurs, comprennent dans leur chair le carnage causé par un tel viol.

« Je ne cherche pas à l’accuser. Les monstres existent seulement dans les contes. Je ne cherche ni à l’accuser ni à l’excuser. Il n’ y a qu’une chose qui compte, la marque . Et il m’a marquée. » (L’inceste)

Il y a la mère aussi. Tous responsables, tous coupables? Pas si simple. Elle l’aime sa mère. C’est aussi une victime, d’une certaine manière. Le trouble s’invite à la première confrontation. Il y a un malentendu béant entre les deux femmes. Une incompréhension dans le mal-être. Mal être. Être mal. La vie est passée. Le bonheur est revenu. Mais il y a toujours cette tâche. Et qu’est-ce qui est sale sinon ce pénis en érection qui pénètre une collégienne qui n’a rien demandé? Dans une séquence en plan fixe, en écho à Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Ackerman, la mère se reprend. Elle a du écrire une lettre à sa fille. Coucher sur papier ce qu’elle avait en tête. Un moyen cathartique pour tenter de retisser le lien…

Un amour impossible

Dans un café, Christine Angot retrouve son ex-mari, le père de leur fille. Ils ont divorcé il y a trente ans. L’attachement est encore palpable. L’entretien à fleur de peau. Impossible de retenir ses larmes. Il y a quelque chose de touchant quand, au bout de la conversation, leurs digues flanchent et leurs mains s’unissent. Deux enfants qui se sont aimés mais qui n’avaient pas les outils pour coexister avec leur passé. Lui aussi a été violé. Comment se construire quand on vous a détruit?

« C’était un dialogue de deux déprimés qui s’étaient aimés, qui s’étaient aimés, qui s’étaient retrouvés, et qui n’y arrivaient plus. » (Rendez-vous)

De leur amour, de leurs vacances, de leur admiration, est née une fille. C’est à elle que revient de conclure cette histoire de famille. D’apporter son regard sur cette sale affaire. De prendre conscience que c’est arrivé à sa mère. Que ça peut arriver à n’importe qui. Que l’inimaginable est bien réel.

Au loin l’horizon. L’espoir?

« C’est peut-être cela la sagesse. Regarder ses colères comme par une fenêtre le paysage. » (Léonore, toujours)

Attention, la rage ne s’est pas éteinte. Les viols, l’inceste existent toujours. Bien sûr, une forme d’apaisement teinte la tonalité de la dernière partie du film. Mais l’écrivaine ne lâche jamais prise. Le chemin parcouru n’est pas terminé. La pente reste escarpée, même si on a traversé les plaines désolées de la tristesse et les rivages périlleux de la colère. C’est un voyage commun. Tous dans la même galère…

Les désaxés

Cet inceste qui la hante ce n’est pas un fait divers, un accident du destin, ou un chiffre statistique. Il faut dire que c’est un crime, une domination, une humiliation, une tragédie qui nous concerne tous. C’est le symptome d’un patriarcat, dans toutes les composantes du mot, un cancer qui gangrène les stuctures sociales (famille, communauté, société) et qui ronge à jamais ses proies.

« C’est le pouvoir ultime du patriarcat. C’est le sceptre. L’accessoire par excellence. Le signe, absolu, d’un pouvoir privé qui s’exerce sur le cercle, et qui est respecté au-delà du cercle, par tous ceux qui s’inclinent devant le rapport d’autorité. » (Le voyage dans l’Est)

Ce n’est pas un film de fiction, ni un documentaire. C’est un témoignage spontané. Le cinéma sert ici à voir, pour mieux entendre. La caméra est là pour écouter. La caméra comme une arme de réparation? Cela ne suffirait pas. Il faut déstructurer les pensées toutes faites, les paroles schématiques, les réactions systémiques.

Alors, oui, c’est un film brut. Un uppercut en pleine face. C’est du brutal mais tout est fragile. Aussi vulnérable que son centre de gravité. Les âmes sont brisées. C’est cela que nous voyons. La bombe a défragmenté bien plus qu’une adolescente. Les répercussions sont immenses.

Un tournant de la vie

En cela, Une famille est un film d’action. Pas de l’action militante. Nous assistons à un appel d’urgence. Il est nécessaire d’agir. Agissons, agissez. Angot capte les réactions dans l’instant, sans triche. Il y a une mise en scène et un montage, mais il n’y a pas d’écriture préméditée, de scénario manipulé, de réalisation travaillée. Tout est à vif dans ces débats « contradictoires ». Elle ne quitte jamais son but. Elle enquête. Elle va chercher une parole qui libère, un silence qui tue. Car tout le système est coupable finalement. Il suffit de « re-voir » la séquence malaisante sur le plateau d’Ardisson, hallucinante. On a honte.

« Pour humilier quelqu’un le mieux c’est de lui faire honte. » (Un amour impossible)

Or, la honte doit changer de camp. Ce n’est pas aux victimes de la ressentir. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas su ou pu dire non, que les prédateurs sont absous. Ce n’est pas une douche interminable qui lavera la salissure intérieure. Ce n’est pas la dépression dans laquelle les victimes plongent qui condamnera les criminels. Ce n’est pas le temps qui effacera cette violence. La honte n’a pas à abîmer les blessés ; elle devrait marquer au fer rouge les agresseurs.

La honte ne doit plus être hors-champ. Dans Une famille, elle est en plans rapprochés. Elle déborde du cadre. Elle vient nous remuer les intestins. Voilà un film qui prend aux tripes. Généreux mais pas exhibitionniste, d’utilité publique mais pas didactique. Assurément, il ne laisse pas indemme.