Cannes 2024 | Anora : sois belle et tais-toi

Cannes 2024 | Anora : sois belle et tais-toi

Entre New York et Las Vegas, l’histoire d’Anora, une jeune travailleuse du sexe de Brooklyn qui voit sa vie chamboulée lorsqu’elle tombe amoureuse du fils d’un oligarque russe et l’épouse dans la foulée. Une fois la nouvelle parvenue en Russie, son conte de fées est menacé lorsque les parents de son mari partent pour New York avec l’intention de faire annuler ce mariage.

Après la vie de loser d’un acteur porno qui tente de reconquérir son ex dans Red Rocket, Sean Baker se focalise sur le quotidien d’une travailleuse du sexe croyant vivre un conte de fée avec un jeune millionnaire russe. Le cinéaste américain, habitué aux zones urbaines délaissées ou précaires, confronte cette fois-ci deux mondes : les faubourgs de New York et l’existence opulente de jet-setteurs oisifs.

Cela ne suffit pas à faire d’Anora un film plus singulier dans son œuvre. Il emprunte trop souvent les codes du cinéma indépendant américain, sans surprise réelle. Le drame, sorte de Pretty Woman virant au cauchemar hystérique, ou de Roméo et Juliette vrillant vers le vaudeville stéréotypé, se résume à une épopée tragico-burlesque où l’héroïne est piégée dans son conte de fée complètement fake.

Avec ce récit très classique inspiré des comédies tourbillonnantes hollywoodiennes, Sean Baker ne cherche jamais à sauver son Anora. S’il réussit à laisser échapper des rires nerveux au spectateur grâce à des plans ou des séquences hilarantes et des personnages ridicules, le malaise calme tout de suite l’envie de se moquer des losers, des puissants ou des lâches. N’est pas Molière qui veut. Car, comment garder les muscles zygomatiques en fonctionnement quand dans la même scène l’image alterne des mâles ratés en panique et une jeune femme ligotée et bâillonnée hurlant « viol » pour qu’on la libère? Gênance.

Les précieux ridicules

C’est d’ailleurs tout le problème de cette histoire dès lors que la famille russe s’en mêle pour sauver son honneur : de la villa au tribunal, des commerces de Brooklyn au jet privé, la pauvre Ani n’est jamais écoutée, n’a pas son mot à dire, ne peut pas se défendre. « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » écrivait La Fontaine. Qu’elle soit séquestrée, contrainte, forcée, agressée, méprisée, peu importe : elle n’est qu’une « prostituée » salissant la caste de l’oligarque, une sauvage qu’il faut surveillée et contrôlée.

Passons sur le fait que l’argent achète tout, que la jeunesse excuse tout, que la bêtise n’a aucune limite. Sans être désagréable, le film de Sean Baker semble le moins « juste » et le plus factice de tous ses drames « familiaux ». L’envie de faire une comédie n’est pas critiquable, à condition qu’il garde cette empathie pour les perdants.

Le divorce forcé

Bien sûr, l’amour peut mettre un peu d’espoir dans cette spirale infernale. C’est d’ailleurs la présence de Youri Borissov qui sauve du désastre cette farce aux accents « tarantinesques ». Il est de loin le personnage le plus mutique, mais aussi le mieux incarné, au milieu de tous ces cinglés. De quoi au moins rendre l’épilogue plausible, même si Anora est une fois de plus réduite à son métier.

Discutable, encore plus parce qu’il divertit, le film de Sean Baker mise trop sur l’imprévisibilité de son scénario plutôt que de rendre cohérent l’évolution des protagonistes, enfermé chacun dans leur ligne. De même, il ne fait pas assez confiance à l’indicible et à ses acteurs pour éviter une forme de didactisme simpliste.

À défaut de prince charmant, Anora (qui signifierait grenade, brillant ou lumineux, selon) peut toujours se consoler avec un servant serviable et protecteur, avant de reprendre son « shift », exploitant son corps pour détendre ces mâles « tellement stressés par leur vie ». Surtout que rien ne change…!

Clairement, Sean Baker n’a pas osé un « revenue movie » et c’est bien dommage.

Anora
Cannes 2024. Compétition.
2h28
Avec Mikey Madison, Youri Borissov, Mark Eidelstein
Réalisation et scénario : Sean Baker
Distribution : Le Pacte