Exposition | « Paris brûle-t-il ? » : quand la fiction déforme l’histoire

Exposition | « Paris brûle-t-il ? » : quand la fiction déforme l’histoire

80 ans que Paris a été libéré de l’Occupation par les Nazis. Un livre, Paris brûle-t-il?, signé Dominique Lapierre et Larry Collins, raconte cette guerilla urbaine et se vend à 20 millions d’exemplaires. Les producteurs de cinéma salivent devant un tel succès. Darryl Zanuck échoue. Paul Graetz (Le diable au corps, Monsieur Ripois, Amère victoire), dont ce sera le dernier film, et la Paramount emportent le morceau. Un faramineux budget de 6 millions de dollars (de l’époque) va concrétiser une adaptation fleuve qui attirera 5 millions de Français dans les salles. Deux nominations aux Oscars couronneront le tout.

Il est assez rare qu’une exposition s’intéresse à un film. Généralement, les musées dédient un parcours au cinéma au travers d’un ou une cinéaste, de thématiques sociétales, historiques ou culturelles. Avec Paris brûle-t-il?, Le musée de la Libération – musée du Général Leclerc – musée Jean Moulin (juste en face des Catacombes) propose un dialogue passionnant entre fiction et réalité.

Un casting chic et choc (et surprenant parfois)
Jean-Paul Belmondo ; Charles Boyer ; Leslie Caron ; Jean-Pierre Cassel ; George Chakiris ; Bruno Cremer ; Alain Delon ; Kirk Douglas ; Pierre Dux ; Glenn Ford ; Gert Froebe ; Daniel Gélin ; Yves Montand ; Anthony Perkins ; Michel Piccoli ; Claude Rich (double rôle) ; Simone Signoret ; Robert Stack ; Jean-Louis Trintignant ; Orson Welles.
Non crédités : Michel Berger ; Suzy Delair ; Patrick Dewaere ; Michel Fugain ; Michael Lonsdale ; Michel Sardou.
Coupée au montage : Romy Schneider.

Car le succès atemporel du film de René Clément, porté par les plus grandes stars de l’époque, a eu pour effet de déformer l’Histoire au profit du romanesque. C’est tout l’intérêt de cette exposition. On imagine la Libération de Paris avec les images d’une superproduction populaire, plutôt qu’avec des traces réelles et certifiées de documents, photos, archives.

Surtout, au-delà la grande Histoire, il y a les petites histoires. Ce que l’on voit à l’écran est un film, mais ce qui se déroule en coulisses pourrait en être un autre. Rappel : les faits se déroulent en août 1944. Or, le film, réalisé deux décennies plus tard, doit composer avec des personnalités toujours vivantes, et souvent très haut placées, avec des rancœurs politiques vivaces, et un révisionnisme historique assumé.

Les plaies de la guerre se referment. Les blessures ne sont pas cicatrisées pour autant. Et en 1966, la France n’est plus celle de 1944. L’Europe prend forme. L’Allemagne n’est plus une ennemie mais une alliée. De Gaulle est au pouvoir et les Communistes sont le premier parti d’opposition. Quelques collabos ont su retourner leur veste. Tous ces éléments conduisent l’adaptation du livre à être une interprétation de l’Histoire. Si la Libération de Paris était de nouveau filmée aujourd’hui, nul ne doute que le propos historique serait plus juste et moins partial.

Mise en abyme

Le plus passionnant dans cette exposition, riche en extraits audiovisuels, en correspondances, en archives inconnues, en anecdotes croustillantes et instructives, réside dans son angle éditorial. Il ne s’agit pas de faire une simple comparaison instructive entre faits et fiction. C’est également un formidable parcours pour décrypter notre rapport aux images en tant que spectateur (des écrans servent à comparer le film avec des sources documentaires avérées) et pour comprendre le travail d’un metteur en scène en charge de traduire le réel en récit de cinéma. Tout cela est accompagné par des notes, croquis, story boards, photos et reportages sur le tournages, d’objets de l’époque…

Quelque part, cela nous renvoie à un débat très contemporain sur les fake news, les deep fakes, et autres images refabriquées.

À quel point les images du cinéma ont envahit l’imaginaire collectif au point de devenir la représentation « officielle » d’un passé oublié?

On saisit très vite comment René Clément a surmonté tous les obstacles pour livrer une forme de « fantasme » de la Libération. Ainsi, la nécessité des autorisations de tournage est soumise à l’approbation de gens concernées directement par le film, et rles conseils juridiques du studio américain, obligent à édulcorer le personnage du général von Choltitz. Un homme brutal aux ordres d’Hitler devenu le sauveur malgré lui de la ville Lumière, en exagérant à peine. Un travail de diplomate pour ne fâcher personne et ne pas créer de polémiques face aux pressions politiques (et auxdésidératas dignes de divas de certains élus). Ce qui donne au final la part belle aux Gaullistes et un portrait moins haineux des Allemands.

Adaptation vs interprétation

De compromis en concessions dès l’écriture du scénario, le réalisateur a ensuite été cherché l’aval de chacun pour l’acteur qui l’incarnera. Puis il a dû réécrire ou réinventer des scènes pour héroïser certaines actions. Mais il est également frappant de voir comment Clément a été fidèle à la réalité dans plusieurs séquences. « Il faut faire du vrai plus vrai que le vrai et du vrai faux. Quand c’est trop vrai c’est moins bon. Quand c’est interprété c’est meilleur, c’est ça qui est important, c’est là où est la magie » expliquait-il.

Extrait du dossier de presse
Collins et Lapierre, auteurs de l’ouvrage, sont persuadés de la duplicité des communistes et de l’humanisme de von Choltitz. Les scénaristes, fidèles au livre, suivent la même voie.
Certains faits historiques sont absents du film : la signature de la capitulation de von Choltitz à la Préfecture de police, l’arrivée de De Gaulle à Montparnasse, ou son discours mémorable «Paris brisé, Paris martyrisé...». Bien que Paul Graetz insiste pour montrer la libération de juifs à Drancy, il n’y est fait finalement aucune allusion à l’écran.
Ces omissions sont surtout liées au contexte politique des années 1965-1966. Certains résistants de premier plan en 1944 sont vingt ans plus tard en disgrâce auprès de leurs anciens compagnons politiques, tels Georges Bidault ou Maurice Kriegel-Valrimont. Le livre de Collins et Lapierre les mentionne peu, et le film pas du tout.

Après tout, son vœu était de réaliser une fresque cinématographique (pari réussi) pour une superproduction franco-américaine ne se prétendant pas historique. Même si la partialité des choix opérés pour raconter ce récit émancipateur, quasi propagandiste, reste problématique.

Cependant, Clément a su aussi être au plus près de l’Histoire, grâce aux photographies et images d’archives, mais également au court métrage documentaire La Libération de Paris tourné en août 1944 (André Zwoboda à la réalisation, Pierre Bost à l’écriture). Le réalisateur intègre même certains extraits du documentaire dans son film, comme on peut le voir lors de l’exposition.

En cela, dès lors que le matériau originel étant lui même partial, on ne peut pas reprocher au film de l’être davantage. On ne refait pas l’histoire, mais la deuxième version du scénario, écrite par l’écrivain Gore Vidal et un jeune cinéaste nommé Francis Ford Coppola, visait en priorité à séduire un large public avec des effets purement cinématographiques.

Du vrai faux au faux vrai, Paris brûle-t-il? n’est donc pas rigoureusement exact. Il reste le plaisir de revoir les stars, toutes défuntes, d’apprécier l’œuvre, passionnante, et d’admirer le Paris de 1944, formidablement reconstituée. À la fin de l’exposition, on peut s’éviter d’écouter le tube de Mireille Matthieu (sauf à le vouloir dans sa tête toute la journée), une chose est certaine : revoir le film s’impose, avec un nouvel œil.