Trois films avec Pierre Richard, pas les plus connus, reviennent sur les écrans grâce au travail patrimonial de Malavida.
Deux films de sa période la plus prolifique, les années 1970. D’abord, Un nuage entre les dents (1974), alors qu’il avait déjà été Le distrait, Le grand blond et même Alfred plongé dans ses malheurs. Ensuite, On aura tout vu (1976), après une course à l’échalote et une fois que la moutarde lui ait monté au nez. Enfin, bien plus tard, quand il en a eu assez de jouer les François Perrin / Pignon, et quand le Splendid lui a piqué sa place du roi du rire, La cavale des fous (1996).
Fou enragé
Le plus rare, Un nuage entre les dents, de Marco Pico, fut un fiasco en salles (226 000 spectateurs). C’est d’autant plus injuste qu’il s’agit, in fine, d’un des meilleurs films avec l’acteur. Sans doute, le public n’a pas apprécié son pas de côté à une époque où on le plébiscitait pour ses clowneries et sa maladresse.
Pourtant le film de Marco Pico ne manque pas de séquences ou dialogues comiques. Quatre ans après le culte Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil de Jean Yanne, qui dézinguait une grande radio populaire (RTL mais faut pas le dire), le cinéaste dynamite à son tour un grand journal populaire (France Soir mais ça n’est jamais dit). Le film se construit autour de trois groupes : le quotidien du journal, des bureaux de la direction à l’imprimerie au sous-sol (avec ses pipes fumantes pour un canard fumeux), des flics, qui démontrent que la cavalerie n’arrive jamais à temps, et deux « cowboys » (c’est leur surnom à la rédaction), le journaliste fouineur et zélé à qui on ne la fait pas (Philippe Noiret, cheveux gras et cigare au bec, loin de ses personnages bienveillants et débonnaires) et son acolyte photographe (Pierre Richard, qui ne fait vraiment pas du Richard).
Tout commence par une course folle à travers Paris, sur fond de digressions sur les nuages. La capitale est noirâtre, le ciel gris, les quartiers populaires en chantiers. La nicotine est partout. La testostérone domine. Ça carbure au Pastis 51. La comédie humaine. Pico s’attache à filmer les gens, des gueules, une France ouvrière, bourgeoise ou marginale, cosmopolite (avec ce que ça implique de racisme « ordinaire »), laborieuse, et même interlope. La succession de faits divers sur lesquels enquête le duo, ou ceux qui parviennent à la rédac, illustrent une société à cran et déjà obsédée par l’insécurité.
Car, si aujourd’hui Paris est blanche et boboifiée, rien n’a finalement vraiment changé, Un nuage entre les dents n’a pas tant vieilli. D’autant que la mise en scène et la narration dénotent dans le cinéma français des seventies. Des plans face caméra comme autant de témoignages dans un film judiciaire, des dialogues « tarantinesques » qui s’insèrent dans cette folle cavale (car ça file dans tous les sens, ça refait la traversée de Paris, ça course, ça poursuite), des pastilles absurdes et leurs effets joviaux, quelques traces de la Nouvelle Vague avec une caméra toujours en mouvement… Sans oublier cette délicieuse dérision et tous ces paradoxes qui agrémentent ce drame hystérique d’un humour virant du jaune au noir.
Un nuage entre les dents est aussi un grand numéro d’acteurs. Noiret (ah qu’il nous manque), désabusé et amoral, Richard, aussi énervé qu’inconscient, ou Claude Piéplu, à côté de la plaque de bout en bout, sont exquis.
Le film est aussi impertinent qu’incorrect. À partir de la disparition des deux enfants du photographe, tout un barnum va se mettre en branle, mettant en difficulté l’amitié indéfectible des Cowboys, tel un couple pas loin de se fâcher à jamais, emporté dans leur folie. Dans ce Paris sordide, les flics ont un train de retard (mais n’hésitent pas à tabasser aveuglément des innocents), les malfrats suspectés sont tous repentis ou reconvertis, la rédaction est en plein burn-out, au bord de la crise de nerfs. Tout contribue pour que des circonstances et des coïncidences conduisent à la fabrication d’une énorme fake-news nationale. Déjà. Rappelons que le film a cinquante ans.
Une jolie pépite qui s’avère finalement assez contemporaine, même si l’homosexualité a été dépénalisée depuis (« Les pédés, c’est pas gai ») et si le pâté de Dordogne n’est peut-être plus aussi savoureux. D’autant que ce pétage de plombs offre un moment suspendu en plein vol : l’apparition d’un éléphant dans les rues parisiennes.
Mais si on nous racontait ça, nous serions bon pour l’asile.
Fous libres
23 ans plus tard, c’est d’ailleurs dans le monde psychiatrique que Marco Pico nous emmène avec La Cavale des fous, énorme bide (70 000 entrées).
Là encore il y a des cigares (des Montecristo, qui parfois finissent mal), et des voitures en lambeaux métalliques (quelques tonneaux). Mais la folie est ailleurs, même si le film paraît beaucoup plus sage, et s’avère moins singulier qu’Un nuage entre les dents.
Là encore, Pierre Richard sort de ses personnages loufoques et tendres. Le voici psychiatre, réputé, dans un hôpital « mondain » de luxe (on ne dit plus asile). Une femme étranglée par son mari veut mourir en paix, et désire qu’il vienne la voir une dernière fois, dans le couvent où elle décline lentement mais sûrement. Le psy décide donc d’embarquer le strangulateur, par ailleurs philosophe patenté et pascalien, incarné par un Michel Piccoli en pleine forme. À ses basques, Angel (Dominique Pinon, formidable), lubrique, cruciverbiste et inadapté au monde réel.
« Personne n’imagine que vous pouvez être homosexuel, vous avez déjà tellement de mal à être hétéro. »
Un quart d’heure suffit pour la première sortie de route, avant une longue échappée où la raison semble avoir pris quelques vacances. Comme le disaient si bien les sœurs Faulkner dans L’extravagant Mr. Deeds, « tout le monde est timbré ».
On ajoute une pincée de malendus et un série de mésaventures, (et au passage une brève apparition de Yolande Moreau), et cette « dramedy » humaine dérape vers un transfert psychanalytique et même une substitution entre le médecin et son patient. L’analysé n’est pas dupe de son analysant : « regarde-toi avec ton oeil brillant, on dirait un fou échappé d’un asile !»
Si Marco Pico a du mal à trouver le bon rythme dans ces élans, il parvient à donner à Pierre Richard un personnage entre deux eaux, oscillant entre celui pour lequel il est connu (à qui il arrive tous les malheurs du monde) et celui d’un homme parvenu qui s’est laissé corrompre par le système.
Il faut reconnaître au cinéaste une ténacité à nous proposer une histoire en apparence drolatique et qui s’avère finalement sociologique. Si tout rentre dans l’ordre dans le meilleur des mondes, c’est bien parce qu’il faut déroger aux règles du système. Une autre psychiatrie est possible (avec des méthodes différentes, des lieux plus adaptés) que celle basée sur la médicamentation. Pico en profite une fois de plus pour mettre en lumière les invisibles, face caméra. Et non sans quelques cocasseries sur ceux qui se croient « normaux ». Liberté pour les fous! pourrait-on crier.
On conseille, à la suite de ce film, d’aller voir la merveilleuse expo au Louvre, Figures du fou, qui nous rappelle à juste titre leur importance dans la société.
Alors Pierre Richard est il fou, maniaco-dépressif, déjanté, poète du corps, funambule de l’esprit?
Toute sa filmographie tend vers la composition d’un homme « déconstruit », inadapté aux duretés de son temps, et follement attachant.
Fou amoureux
C’est le cas dans On aura tout vu, sa seule collaboration avec Georges Lautner (en soi ça intrigue). Un des 26 films millionnaires (1,3 million précisément) du comédien.
À ses côtés, on croise Jean-Pierre Marielle en marchand de cul (producteur de pornos) sexiste et un brin raciste, Miou-Miou (on y reviendra), Gérard Jugnot (fabuleux scénariste blasé), Henry Guybet, l’immense Renée Saint-Cyr (en bourgeoise opportuniste), Sabine Azéma (en jeune fille introvertie et timide), et furtivement Marie-Anne Chazel, Thierry Lhermitte et Valérie Mairesse.
On fait pause. On s’intéresse à Valérie Mairesse un instant. Elle a été la partenaire de Richard dans Le coup du Parapluie de Gérard Oury (1980, 2,5 millions d’entrées). Or, On aura tout vu partage quelques points communs avec ce film. Outre Mairesse, on se retrouve dans les deux films avec un Pierre Richard dans le milieu de la publicité, plongé malgré lui dans un domaine aux antipodes de son savoir-faire et de ses aspirations et un final à Saint-Tropez.
Mais chez Lautner, contrairement à Oury, la comédie est en arrière plan. Il y a bien cette DS qui se retrouve en pièces et cette Alfa Romeo qui plonge dans une piscine, pour prolonger la série des bagnoles victimes des soubresauts caractériels masculins. Cependant, ici, Richard évacue le stéréotype du maladroit un peu irréfléchi, sous pression, après un prologue « catastrophe ». Son Perrin (déjà le nom du personnage du Grand Blond) est d’un genre différent, entraîné dans une spirale de mauvais choix à force de concessions. À commencer par le titre de ce premier film qu’il veut réaliser, Le miroir de l’âme, qui se mue en un plus percutant La vaginale.
Bienvenue dans les années fastes du cinéma porno low cost. Des films flous, mal éclairés mais rentables. « Vous nous faites un film bien raide, Monsieur Perrin ». Business as usual. Même si l’argent n’achète pas tout. Par son sujet, On aura tout vu s’ancre dans une époque révolue. Lautner n’échappe pas au « male gaze ». Les femmes sont souvent dénudées quand les hommes peuvent garder leur pantalon. L’audition des actrices est exhibée sans pudeur quand celle des hommes est suggérée par une série de diapos que le spectateur ne voit pas.
Cependant, les mecs ne sont pas forcément gâtés. Un acteur porno qui se satisfait de l’abstinence : « Ce que c’est bon de pas baiser. Tu sais je suis très content que tu sois amoureuse de ton mec. » Le mec c’est Pierre Richard, dans un personnage sensible, plus romantique que d’habitude. Une autre facette du comédien qu’explore avec empathie cette « rom-com » inégale.
Car, par delà une satire sur le X, qui ne veut pas s’assumer malgré ses moqueries sur la morale et les préjugés, On aura tout vu est avant tout une histoire d’amour contrariée par tout « ce cirque minable » où le fric et le sexe sont les seuls commandements. Là encore, comme dans les deux films de Marco Pico, Richard est confronté à un système broyeur d’idées et d’idéaux, manipulant les êtres au point de les détruire (ce qui fait écho à un autre de ses films, Le jouet).
Mais heureusement, ici, il y a Miou-Miou. Elle sauve tout le film, en petite amie douce et cash, attentionnée et honnête, malicieuse et joueuse. Loin de son personnage des Valseuses, elle insuffle un féminisme subtil dans cette histoire « entre couilles ». « Je t’aime parce que tu parles pas des filles comme si c’était des bouts de viande » rappelle-t’elle à Perrin, qui a mis 15 jours pour l’embrasser et qui a pleuré après lui avoir fait l’amour la première fois. On voit bien que l’amour est la seule valeur valable en ce bas monde. Et que la jalousie, comme dans La cavale des fous, n’est pas bonne une bonne compagne.
L’actrice hérite de la plus belle scène du film. Son audition est un grand moment #metoo avant l’heure. Elle doit lire L’école des femmes de Molière, une tirade où elle déclare sa flamme à l’homme aimé, qui n’a rien d’un viriliste. Elle est nue. Exhibitionnisme forcé. Elle en pleure, tant tout cela est impudique. Elle est saccagée par cette violence sourde, devant deux hommes aux intentions antagonistes. De ce voyeurisme naît un malaise palpable que l’actrice traduit parfaitement. On aura tout vu de son corps, mais en fait on ne voit rien de ce qui détruit une femme. C’est bien son regard, le miroir de l’âme, qui captive, et non pas la femme réduite à un vagin, comme le voudrait le producteur de films X.
Si bien que le drame romantique l’emporte sur tout le reste, avec, en apothéose, un épilogue où les sentiments noient les affects sordides de chacun.
Avec ces trois films, Pierre Richard est finalement confronté à un monde moderne qui ne lui convient jamais. Comme dans Les malheurs d’Alfred, ce qui le sauve de la noyade, c’est l’amitié et l’amour. La tête dans les nuages et la folie douce en fuite sont ses carburants pour ne pas regarder frontalement une réalité pas si joyeuse. On a souvent louangé l’acteur pour son jeu à la Buster Keaton. À raison. Mais, avec ces trois films si différents, il dévoile surtout sa proximité avec James Stewart. Timbré, comme tout le monde, mais déterminé à chercher un peu de lumière dans ce monde dérangé.