Marie Losier est une magicienne du cinéma, une aventurière de l’image. Sa caméra danse autour de personnages en apparence excentriques, et souvent invisibilisés. Elle transforme l’art du portrait, entremêlant émotions, expérimentations, espièglerie et poésie. Peaches goes banana, son nouveau long métrage, sort sur les écrans français, prolonge ainsi cette captation des âmes et de l’intime qu’elle aime tant.
Losier, passée de la littérature à Nanterre aux arts visuels à New York, invente son propre langage. En près de trente films – courts, longs, muséaux, clips -, elle affirme un style instinctif et joyeux, profondément humain, dans un mix unique de tendresse et de folie.
Composite d’artistes complexes
Rappelons nous The Ballad of Genesis and Lady Jaye, en 2011, aussi délicat que radical. Un film sur l’amour fusionnel et la métamorphose de Genesis P-Orridge et Lady Jaye. Ou encore Cassandro the Exotico!, immersion dans la vie de Saul Almendariz, catcheur mexicain queer hors du commun, présenté à Cannes en 2018. Les personnalités à la marge la fascinent. Ses films séduisent les festivals de cinéma que les grandes institutions comme le MoMA de New York, qui lui a consacré une grande rétrospective à l’automne 2019, avec soirée prestigieuse en guise d’ouverture.

Marie Losier filme des indomptables, ceux qui échappent aux cadres, les flamboyants, les inclassables. Son cinéma est un refuge pour les marginaux magnifiques et les esprits libres qui transforment leur vie en performance. Ce sont des musiciens transgressifs, des cinéastes underground, des performeurrs déchaînés, des poètes du bizarre. Elle filme ceux qui brûlent d’une énergie brute : Alan Vega et son rock hanté ou le cinéaste singulier et décalé Guy Maddin. Elle s’immerge dans l’univers de Tony Conrad, révolutionnaire de la musique avec ses drones hypnotiques, dans l’atmosphère du catch baroque de Cassandro l’Exotico, ou dans la musique dadaïste de Felix Kubin. Son regard s’est aussi posé sur Genesis P-Orridg en explorant la transformation de soi comme un acte d’amour et de résistance, ou encore sur les Flaming Creatures, ces icônes du cinéma underground, où l’on croise Jack Smith dans une explosion visuelle transgressive, peuplée d’androgynes. Elle a également saisi l’énergie furieuse de Little Annie, musicienne et performeuse hors cadre, et celle de April March, chanteuse pop rétro et mutine. La cinéaste a immortalisé George et Mike Kuchar, maîtres déjantés du kitsch et du burlesque cinématographique, Richard Foreman, pape du théâtre d’avant-garde new-yorkais, ou Felix Kubin, électron libre de la musique expérimentale.

Denrière venue dans cette galerie freak et chic : Peaches, son électro-punk sans limite et son corps livré comme une œuvre d’art à l’énergie endurante. Le tournage de ce film sur l’activiste queer et féministe a débuté en 2006. Là aussi, la cinéaste montre qu’elle est endurante. Son cinéma kaléïdoscopique, expérimental et plasticien, épouse son sujet. Peaches est filmée dans sa sphère privée et sur une scène publique. La performance n’est pas seulement celle de l’artiste devant la caméra, mais bien que cette caméra s’insinue dans un univers étranger qui en devient familier.
Absence de didactisme et de discours
Ex-new yorkaise, désormais parisienne, Marie Losier a des allures de petit oiseau, fragile en apparence, mais bien déterminée à arriver à destination à chaque envol, peu importe les vents contraires. Que ce soit des films, longs à produire, ou des expos, elle trimballe sa petite caméra Bolex 16 mm en permanence pour saisir des instants qu’elle est seule à voir. Peu importe s’ils seront intégrés à une future création. Quand elle est remarquée dans la tournée de Genesis P-Orridge, elle croise Peaches, qui elle aussi veut être filmée. On est en Belgique, au milieu des années 2000. 15 ans plus tard, la crise sanitaire et le confinement qui en a découlé la laissent désœuvrée. Elle regarde les rushs sur Peaches et, soutenue par sa productrice, l’idée d’un film se cristallise.

Peaches goes banana est un puzzle assemblé avec maestria tant on ne voit pas esthétiquement la différence entre les époques. Ce soin apporté à l’art visuel du film efface malheureusement ses sujets, en ne se focalisant que sur son objet désiré : une femme résistante aux normes. Aussi, on peut en ressortir un peu frustré de ne pas en savoir plus sur les intentions de l’artiste et sur sa vision autour d’enjeux comme le féminisme ou l’âgisme, pourtant au cœur de ses propos.
Après tout, les films de Losier sont essentiellement des agents provocateurs. Elle filme frontalement ses sujets, leurs failles comme leurs exploits, et le spectateur les reçoit tout aussi frontalement. Il n’y a aucun discours. Rien ne doit être dicté. Au spectateur d’interpréter les images.
D’autant, qu’ici, la distanciation n’a pas lieu d’être. Si on peut qualifier ses films de documentaires, alors ils sont plus proches d’un journal intime ou d’un carnet de bord. Ça semble foutraque, mais tout est étudié : du son au montage. L’image ne se veut pas esthétisante ou cadrée académiquement. Elle suit, accompagne, s’imprègne de l’environnement, des sentiments, pour mieux mettre en relief le personnage. Ainsi Peaches est autant un film familial qu’un film musical, comme Cassandro était à la fois héros sur le ring et solo chez lui.
Body double

Dans toute cette œuvre foisonnante et fascinante, on remarque une attention particulière sur le corps. Après tout ce sont tous des performeurs. Chez Losier, le corps est central. Un corps en mutation, parfois en transition. Des corps désinhibés avec leurs défauts, leurs cicatrices, leur âge. Des corps abimés, glorifiés, effrontés, exhibés. Et pour Peaches, un corps ménopausé, un corps qui a vécu, un corps politique. Un corps libre de tous jugements et de tous tabous. Qu’on lâche en spectacle, et qui nous lâche parfois. C’est à la fois le corps en perpétuel mouvement de l’artiste et le corps empêché de sa sœur malade. Il s’agit tout autant d’un corps qui s’amuse avec des patisseries ou des vagins géants que d’un corps qui se repose, lascif, exténué.
Car c’est l’autre angle de son cinéma : la liberté. Celle d’être soi-même évidemment. Mais pas seulement. Il y a aussi celle de vivre comme on le souhaite, sans qu’on nous pose des étiquettes, sans qu’on soit considéré comme périmé ou loser, anticonformiste ou rebelle. Losier, qui fabrique des « boîtes à film », soit des box individuelles qui impliquent le spectateur physiquement pour qu’il regarde une création ou des rushs, refuse de mettre les gens en boîte. Il y a de la place pour tout le monde, à condition que celui-ci soit le plus ouvert possible. Open space et safe space fusionnent.
Peaches a toujours revendiqué son amour de la musique, que ce soit pour des enfants, pour ses fans, ou dans un opéra. C’est son lien social avec le monde. Même si, une fois démaquillée, elle s’avère loin de son image « punk », que ce soit en sœur attentionnée, en fille adorée ou en amoureuse romantique. L’important est de faire coexister toutes ces vies sans qu’on y soit enchaîné.
Un regard singulier au pluriel
Peu importe que ce que Marie Loser filme puisse paraître vulgaire ou extrême, que nous soyons bousculés par du mauvais goût ou indifférents aux créations ou activités des protagonistes. Les costumes, les accessoires, les créatures, les dents en or, la musique enragée ou minimalistes, les paroles franches et le verbe bien senti ne choqueront que les ignorants et les âmes conventionnelles. De même, on n’est pas obligé d’aimer la musique punk ou le catch mexicain. Mais, et c’est toute la force de ses films, la cinéaste parvient à créer une empathie sincère, une affection réelle pour ces destins souvent cabossés, loin de la culture mainstream.
Elle met en lumière toute une culture underground, aussi ancienne qu’essentielle. Elle filme des électrons libres dans un temps long qui emporte le spectateur dans un maëlstrom émotionnel, où l’espace et le temps n’ont plus d’importance autre que celui d’un décor et d’une évolution. Dans un désordre bien ordonné, elle compose une belle cinématographie sensorielle sur des « exoticos » qui, au fil de ces « docu-fictions » hybrides forment une communauté d’esprits (libres) et de corps (unis).
