Pour son édition 2025, le traditionnel Cartoon movie de Bordeaux, forum européen de coproduction qui est le rendez-vous annuel incontournable des professionnels du cinéma d’animation, présentait 55 projets de longs métrages issus de 40 pays, dont un tiers destiné à un public d’adultes et de jeunes adultes. C’est un chiffre particulièrement élevé qui a réjoui les professionnels présents, tant l’animation non destinée au jeune public demeure un enjeu prégnant en matière de production et de diffusion, tout comme de reconnaissance de l’animation en tant que forme de cinéma à part entière. Mais (et sans doute est-ce lié à ce positionnement particulier des projets), la plus grande tendance observée pendant ces deux jours de « pitchs » est le nombre important de films qui tirent leur inspiration du réel, à travers des documentaires, des biopics ou des fictions ancrées dans des faits réels. La guerre, l’oppression, l’exil et la violence semblent ainsi particulièrement hanter les esprits des cinéastes qui étaient présents au Cartoon cette année.
Lorsqu’un film d’animation s’empare d’histoires vraies, on y voit parfois un prodige ou – pire – une contradiction. Le lien entre animation et documentaire, ou désir de documenter des faits historiques, n’a pourtant rien de récent. Cela fait plus d’un siècle (en 1918 pour être précis) que Winsor McCay, à qui l’on doit aussi Gertie le dinosaure ou Little Nemo, s’est emparé de la tragédie du Lusitania pour en faire le premier documentaire animé connu de l’histoire.
Depuis, le genre a connu un essor constant, devenu même exponentiel ces quinze dernières années (on note souvent que, dans le long métrage, Valse avec Bachir d’Ari Folman a marqué un tournant en 2008, suivi par des films comme Le voyage de Monsieur Crulic d’Anca Damian en 2011, Jasmine d’Alain Ughetto en 2013 ou encore Le Procès contre Mandela et les autres de Nicolas Champeaux et Gilles Porte et Samouni Road de Stefano Savona en 2018). Il est donc assez logique que le Cartoon se fasse le reflet de cette tendance qui séduit plus facilement un public réticent à l’animation et a généré ces dernières années quelques beaux succès dans les salles (Josep d’Aurel, Flee de Jonas Poher Rasmussen…)
Personnages historiques et récits intimes

Dans cette lignée, un nombre important de projets proposés cette année s’appuient ainsi sur des personnalités ayant existé, dont ils entreprennent de raconter l’histoire. C’est le cas par exemple de La Javanaise de Fatimah Tobing Rony et Ariel Victor Arthanto (une coproduction internationale, notamment portée par la société française Special Touch, qui en est encore au stade de concept, donc plutôt dans ses débuts de réflexion) qui s’attache au destin de celle qui fut surnommée Annah la Javanaise, une jeune fille indonésienne vendue au peintre Paul Gauguin qui en fit à la fois sa servante, son modèle et sa « maîtresse ». Elle avait 13 ans. Dans la lignée de son court métrage Annah la Javanaise, Fatimah Tobing Rony a pour projet de réinventer l’existence de cette jeune fille, dont on sait peu de choses, et surtout de mettre en lumière son combat incessant pour rentrer chez elle.

Lui aussi présenté au stade de concept, If I die d’Esther Vital (militante chilienne à qui l’on doit déjà le court métrage documentaire animé Serching Heleny) est un documentaire réalisé en animation en volume sur Inês Etienne Romeu, la seule personne à avoir survécu à la « maison de la mort », un centre de torture et d’extermination de la dictature brésilienne. Son témoignage a permis d’identifier un certain nombre de ses bourreaux, ainsi que le médecin qui les assistait, mais aussi de mettre au jour les rouages de la machine de mort dirigée par le régime de l’époque. En 1974, Delphine Seyrig consacrait déjà un documentaire de 19 minutes à la militante (Inês), dans lequel elle dénonçait son emprisonnement (elle était alors sous le coup d’une condamnation à perpétuité), les violences dont elle avait été victime, ainsi que l’arbitraire en oeuvre au Brésil.

Faya, Journey to Freedom de Patrick Chin s’inspire également du combat d’un homme, le journaliste Anton de Kom, contre le colonialisme au Suriname (au Nord du Brésil) au début des années 30. Bien que basé sur des faits réels, le récit se présentera sous la forme d’un film d’aventures en 3D, un « conte fantastique sombre » situé dans une forêt magique où le héros sera confronté à un monstre personnifiant le colonialisme. Dans la réalité, résistant contre l’occupant hollandais, le militant sera exilé aux Pays-Bas où il entrera dans la résistance après l’invasion du pays par l’armée nazie. Il mourra en déportation, laissant un ouvrage capital dans l’histoire de la décolonisation, Nous esclaves du Suriname.

Autre grande figure de résistance, le peintre arménien Sargis Mangasaryan qui survécut à l’enfer des camps nazis en faisant des portraits de ses geôliers, est lui-aussi au centre d’un projet de long métrage, Zako (surnom donné à l’artiste par les soldats allemands), réalisé par Tigran Arakelyan à partir de son roman graphique Zako : a crude fruit. Le cinéaste a bénéficié de la résidence organisée par le festival d’Annecy, et a développé une technique novatrice de réalité virtuelle au service de la fabrication des personnages. Le projet a par ailleurs obtenu le précieux prix Eurimages au développement de la coproduction (qui réunit pour le moment la société arménienne OnOff Studio et la française Sacrebleu Production).

Enfin, deux autres projets mettent en scène des personnalités existantes : Gainsbourg, rue de Verneuil du documentariste Gilles Cayatte s’appuie sur la dernière interview donnée par le chanteur au journaliste des Inrocks, Christian Fevret, à la fin de l’année 1989 – soit 10h de rushes qui tournent à la confession testamentaire, mise en scène dans un mélange de rotoscopie et de dessin au stylo bille. The twilight world est quant à lui l’adaptation du roman éponyme de Werner Herzog, qui revient sur le destin d’Hiroo Onoda, cet officier japonais ayant refusé de se rendre à la fin de la deuxième guerre mondiale, et déjà puissamment immortalisé par le film Onoda d’Arthur Harari en 2021. Le réalisateur d’Aguirre, la colère de Dieu se lance ainsi pour la première fois dans un projet d’animation, qui devrait se concentrer sur l’ambiance et la perception du personnage (entre réel et imaginaire) plutôt que sur les détails de son existence.

Parfois, les propositions se font même intimes. Ainsi, Le voyage rêvé d’Alpha Deux s’inspire directement du parcours d’Alpha Kaba, journaliste guinéen qui a dû s’exiler pour échapper aux milices, laissant derrière lui sa fille unique. Après avoir publié un livre autobiographique, Esclave des milices, il adapte cette fois son histoire en adoptant le point de vue de sa fille, Alpha Deux, une enfant qui veut retrouver son père à tout prix. Il confie ce conte terriblement moderne à la réalisatrice Susanne Seidel.
Dans La Colline du thym, Sarah Carlot Jaber (à qui l’on doit notamment les courts métrages en prise de vue continue La Protagoniste et Les Yeux d’Elsa) revient quant à elle sur la jeunesse de son père à Beyrouth-est, en pleine guerre civile. Musulman dans une enclave chrétienne, il a 18 ans en 1976 lors du siège de Tell al Zaatar, durant lequel il se retranche dans un appartement avec 50 autres personnes. Le film retracera ces événements à partir des souvenirs du père, mais donnera également la parole à d’autres témoins et réfugiés de l’époque.
Quand la fiction s’ancre dans la réalité

Faisant plus ouvertement recours à la fiction, Absolute surrender de Will Sharpe (que l’on a pu voir dernièrement dans The Real pain de Jesse Eisenberg mais aussi dans la série The White lotus, et qui a également plusieurs longs métrages et épisodes de série à son actif en tant que réalisateur) rappelle qu’environ 120 000 Japonais américains furent envoyés dans des camps au moment de Pearl Harbour. Utilisant ce passé douloureux comme toile de fond, il raconte un triangle amoureux compliqué entre une femme japonaise et deux hommes qui sont amenés à combattre côte à côte dans l’armée américaine, sans plus réellement savoir où est véritablement leur place. À noter que le décret utilisé pour autoriser l’emprisonnement des Japonais résidants aux Etats-Unis à l’époque, l’Executive order 9066 signé par Roosevelt, est celui-là même que l’administration Trump entend utiliser aujourd’hui pour déporter à son tour des milliers de résidants étrangers.

Si le réel infuse parfois moins ouvertement des histoires qui semblent avant tout des fictions, cela ne l’empêche pourtant pas d’être également présent à des niveaux moins évidents. C’est le cas de Désert, le western cévenole d’Aurel (Josep) qui raconte des « histoires vécues » dans des lieux et des paysages existants, et dont il a envie de parler. Pour cela, il se fait le témoin des rencontres entre des hommes et un territoire, et ancre son récit dans l’histoire des luttes humaines. On est en effet à la fin du XIXe siècle, et la culture occitane est sur le point de disparaître face au rouleau-compresseur de la République française. Le réalisateur s’inspire ainsi d’un contexte précis et documenté pour imaginer son récit.

Dans la même veine, Condenaditos (Cursed children) de la réalisatrice Matisse Gonzalez, qui est notre coup de coeur de l’année (on l’avait déjà beaucoup aimé lors de sa présentation sous la forme de concept en 2023), utilise les ressorts du cinéma fantastique pour aborder la question du traumatisme (à l’échelle d’une famille comme d’un pays) et interroger la responsabilité collective des descendants des bourreaux et la possibilité d’une réparation des crimes commis. Dans le film, les membres d’une famille bolivienne sont touchés par une étrange malédiction, qui les affectent chacun différemment. L’héroïne, par exemple, perd une partie de son corps chaque fois qu’elle est confrontée au souvenir de la dictature, ou à des éléments touchant son grand-père. Elle découvrira peu à peu la part que le vieil homme a joué dans le régime, et tentera de libérer sa famille des conséquences de ce passé enfoui. Une histoire forte, portée par un trait enfantin et un recours à l’absurde et au réalisme magique, qui remue une réalité douloureuse et concrète, touchant à l’histoire personnelle de la réalisatrice, qui est la petite fille d’un ministre important du général René Barrientos.

Moins dramatiquement, des films comme Bergeronnette de Lucrèce Andreae ou Karmic Knot de la cinéaste lettone Signe Baumane revendiquent eux-aussi un fond autobiographique. Dans Bergeronnette, le récit met en scène Pierre, 10 ans, qui s’apprête à devenir un berger landais (sur des échasses), et mène en parallèle une double vie auprès d’une guérisseuse qui le prend pour une fille, et a décidé de lui transmettre son savoir. Signe Baumane, elle, situe son récit dans la Lettonie soviétique sur le point de s’effondrer. « Je n’ai pas inventé les faits, ils me sont arrivés« , a précisé la réalisatrice. « Mais bien sûr ils apparaitront sous une forme stylisée dans le film. »

De la même manière, Mu Yi et le beau général de Julien Chheng (le coréalisateur d’Ernest et Célestine, le voyage en Charabie, cofondateur du studio d’animation La Cachette), inspiré de la légende d’un général si beau qu’il devait porter un casque pour ne pas troubler ses soldats, est une fable épique reposant sur des observations et des extrapolations basées sur des faits réels. Le réalisateur est en effet parti de la réalité des « tours à bébé » (où, dans certaines régions de Chine, les familles les plus pauvres abandonnaient les bébés qu’ils ne pouvaient se permettre d’élever, dans la majorité des cas des filles), en imaginant un village qui les recueilleraient et les élèveraient collectivement. Il brode sur cette idée une quête identitaire qui questionne le genre (autre thème prégnant de cette édition). Lou et le secret du glacier de Frédéric et Samuel Guillaume (réalisateurs notamment du long métrage Max & Co) est quant à lui une fiction totalement fantaisiste (mettant en scène des scènes qui parlent, portent des vêtements et se déplacent sur leurs deux pattes arrière) mais dont les décors et paysages ont été modélisés à partir de lieux réels (dans le Valais suisse) tandis que les différents accessoires s’inspirent eux-aussi des traditions de la région.
Thématiques et inquiétudes contemporaines

Enfin, il est évident que les préoccupations contemporaines au sens large infusent plus que jamais les récits. En plus des questions d’identité, de tolérance ou d’universalité qui traversent généralement les films à destination familiale, un autre thème est récurrent depuis plusieurs années, celui de l’écologie et des inquiétudes environnementales. C’était notamment le cas cette année dans un autre projet très attendu, La poudre d’escampette, réalisé par Chloé Mazlo (Sous le ciel d’Alice, Les petits cailloux), accompagnée de Pierre-Emmanuel Lyet à la direction artistique (La nuit américaine d’Angélique, Ama Gloria…). Il s’agit de l’adaptation d’une BD jeunesse de Chloé Cruchaudet dans laquelle Paul, 8 ans, un enfant très raisonnable et très prudent, très au fait des réalités de son époque, se retrouve embarqué dans une folle aventure par une bande d’enfants plus rêveurs que lui. Il devra donc apprendre à renouer avec l’insouciance et à voir le merveilleux là où il est. Une manière d’appréhender l’éco-anxiété et les diverses inquiétudes face à l’avenir qui préoccupent les nouvelles générations de plus en plus tôt.
Mais le réel était aussi bien présent en dehors des sessions de pitchs, dans un contexte peu réjouissant de manière globale, et plus spécifiquement dans un monde de l’animation significativement au ralenti, devant faire face à la frilosité accrue des diffuseurs ou des investisseurs, mais aussi aux fermetures et redressements judiciaires touchant de gros studios comme TeamTo ou Cyber Group.
L’animation européenne au firmament

Seul rayon de soleil – mais pas des moindres : l’Oscar du meilleur long métrage d’animation remporté par Flow de Gints Zilbalodis, le premier pour un film d’animation indépendant (mais aussi le premier Oscar pour la Lettonie, toutes catégories confondues), par ailleurs cas exemplaire de coproduction européenne (Lettonie, France, Belgique). Avec son budget à 3,5 millions et ses choix artistiques audacieux, Flow ouvre la voie à d’autres manières de penser le cinéma d’animation, et de le produire, comme l’a souligné le coproducteur français du film, Ron Dyens (Sacrebleu) qui a rappelé l’importance de montrer que les pays européens peuvent être unis et travailler ensemble face aux Etats-Unis, soulignant que la créativité est plus que jamais présente en Europe, et permet de proposer des oeuvres à la portée universelle pour des budgets plus que modestes.
Un discours qui résume à la perfection le sentiment ressenti lors de cette édition du Cartoon particulièrement enthousiasmante, qui fait effectivement la part belle aux budgets raisonnables (2,4 millions pour If I die, 2,5 pour Zako et Karmic Knot, 3 pour Mu Yi et Gainsbourg, 4 pour Condenaditos, 4,5 pour La poudre d’escampette et Le voyage rêvé d’Alpha deux, 6 pour Désert, Faya et Absolute surrender… il n’y a guère que la réalisatrice Anca Damian (Le voyage de Monsieur Crulic, L’extraordinaire voyage de Marona…) qui visait haut avec 10 millions pour son nouveau projet, Short stories about love and space, une oeuvre ambitieuse interrogeant l’avenir de l’Humanité, encore à l’état de concept). Et qui, surtout, ne s’interdit rien, décloisonnant définitivement un cinéma d’animation qui n’a plus besoin de prouver qu’il peut s’aventurer sur tous les terrains narratifs, s’essayer à tous les registres cinématographiques, et conquérir tous les coeurs.