Venise 2025 | After the Hunt : Guadagnino embarque Julia Roberts dans une thèse de philo post #metoo

Venise 2025 | After the Hunt : Guadagnino embarque Julia Roberts dans une thèse de philo post #metoo

Une professeure d’université est confrontée à un tournant personnel et professionnel lorsqu’une étudiante brillante porte une accusation contre l’un de ses collègues, tandis qu’un sombre secret de son propre passé menace d’être révélé.

Le cinéma de Luca Guadagnino flirte très souvent avec les tabous, qu’ils soient sexuels, sociaux ou corporels. Dans Amore, une bourgeoise qui se tape un jeune chef, faisant éclater l’ordre familial, social et de classe. Chez l’élite libertarienne, du sexe à tous les étages, avec l’ambiguïté d’anciens amants et la suggestion d’un inceste dans A Bigger Splash. Une love story gay entre un ado et un homme bien plus rangé et âgé dans Call Me By Your Name. Et une récidive dans le même genre avec Queer. Du cannibalisme dans Bones and All. Des corps féminins violentés et brisés dans Suspiria. Un trouple amoureux entre désir et domination dans Challengers. En voguant entre différents genres, avec plus ou moins de réussite, le cinéaste italien en revient toujours à l’identité (sexuelle, sociale, familiale, amicale), la critique de l’ordre bourgeois et la révélation des désirs que l’on cache.

After the Hunt prolonge cette filmographie inégale. Cette fois-ci, il prend un cas #metoo pour le confronter à la morale. Il invoque ainsi Michel Foucault. Pour le philosophe français homosexuel, la vie privée n’est pas un refuge contre le pouvoir : même nos désirs et nos secrets sont façonnés par des institutions, des normes et des discours qui nous observent, nous classent et nous normalisent. L’image publique, loin d’être un simple masque, est le lieu où ces rapports de pouvoir se rejouent sans cesse : se montrer ou se raconter, c’est toujours accepter d’entrer dans un jeu de visibilité, de contrôle et de légitimation.

L’ombre de Woody Allen

C’est tout le sujet de ce film très bavard, qui ambitionne même d’être plus intellectuel que cinématographique. Le générique à la Woody Allen (même typo, même ordre alphabétique) nous renvoie d’ailleurs à ces drames existentiels que le réalisateur américain savait fignoler dans les années 1970-1980. C’est d’ailleurs là qu’un premier doute s’installe : reconnaissons à Woody d’avoir signé de grands films, de ne jamais avoir perdu un procès au pénal malgré des accusations d’abus sexuels. Cependant, l’auteur est devenu radioactif depuis ses dîners avec Jeffrey Epstein, proxénète au service de célébrités, et la suspicion d’inceste sur sa fille adoptive Dylan Farrow.

Guadagnino rend-il hommage au cinéaste? Veut-il inclure son cas dans son film-thèse? Cherche-t-il à démontrer qu’en l’absence d’inculpation, on a détruit la vie d’un présumé innocent?

After the Hunt se confronte finalement à cette impasse sans y répondre : la réhabilitation est vaine et les accusations, même diffamatoires, sont légitimes. Quoiqu’on en pense, selon lui, offenser quelqu’un est devenu un péché originel. Le lynchage populaire ou la solidarité collective qui s’ensuivent ne sont pas questionnables.

Le film est en soi un sujet de débat. Un peu trop didactique sans doute tant il trace de grosses flèches clignotantes vers l’envie de bousculer tous nos préjugés éventuels. Le cinéaste sort en effet la grosse artillerie anti-wokiste à certains moments : être victime, ou se positionner en victime, est légitimé par la volonté d’affirmer son identité (quitte à bafouer celle des autres) et de refuser ses propres névroses (quitte à oublier qu’on en a tous). On revendiquerait ainsi un « safe space » absolu, où l’on veut fabriquer la société, le monde, sans aspérité, en fonction de sa propre sécurité émotionnelle. Or ça ne fonctionne pas comme ça dans le réel…

Présummés coupables

« Tout n’est pas censé te mettre à l’aise. Tout n’est pas censé être un bain tiède dans lequel on fini pas s’endormir sans se noyer » rappelle la professeure incarnée par Julia Roberts à son élève chouchou (Ayo Edebiri, très juste). Clairement, Guadagnino veut nous déranger, maladroitement parfois, avec un scénario qui, malheureusement, propose une triple affaire insoluble (c’est idéal pour que tout le monde se sente coupable et que personne ne soit vraiment innocent) : une agression sexuelle sans preuves, un plagiat non avoué, un mensonge dévastateur. Tout cela entache les consciences de chacun. Mais le réalisateur charge surtout la barque au risque de la renverser.

Surtout, il parvient difficilement à amener les nuances nécessaires pour que son film se détache d’une dissertation filmée. Tout est mis à plat : le parole contre parole (écoute, sororité) conduisant au « qui croire, quoi faire, qu’est ce qui est juste? » ; le problème comportemental du professeur (mâle blanc hétéro cis sûr de son statut, incarné par un Andrew Garfield en pleine détresse quand il voit sa vie entière consacrée à son travail bousillée) ; la hiérarchie des mensonges et la dévalorisation de la preuve ; les antagonismes qui divisent la société : femmes/hommes, blancs/noirs, hétéros/queers, professeurs (dominants)/élèves, etc. Sans remettre en cause #metoo, on sent quand même une critique d’une époque où la justice est moins importante que l’opinion.

Les illusions perdues

Tout le monde semble paumé finalement dans ce besoin d’être dans le camp du bien, de se soucier de son image, d’assouvir ses ambitions, ou même d’être soi-même. Quelque chose de pourri en ressort – des rancœurs, des amertumes, de la jalousie, de l’envie. Cela se traduit de façon assez plus intéressante, quoique trop appuyée, par un corps qui nous trahit, qui traduit le mal-être : des douleurs au ventre à se plier en deux, des mains qui s’expriment ou montrent le refus de parler, des gestes de connivence, une proximité sur un canapé ou une mise à distance de son foyer.

Contrairement à un Closer de Mike Nichols, qui disséquait le couple et la passion, After the Hunt ne donne pas la dimension visuelle nécessaire pour que ces bavardages théoriques, leçons philosophiques et dialogues du quotidien soient passionnants. Ainsi on entend des phrases plombantes : « Il n’y a pas de vraie vie dans la fausse » ou ce tic tac qui sonne comme un compte-à-rebours, plus agaçant que signifiant. Le film ne surmonte pas tous ses obstacles. Il pérore vaniteusement parfois autour d’archétypes et de l’inconscient qui nous gouverne. « Evitons de mêler Jung à cette conversation » aurait tranché la professeure de Yale.

Soit Julia Roberts herself dans le rôle principal, Alma Imhoff. On comprend qu’elle ait été attirée par ce personnage, impénétrable mais pas froide, pudique et réservée mais pas insensible. Une femme brillante, cassante, séductrice, intelligente, prisé en étau entre ses ambitions et ses émotions. Observatrice d’événements qui ne la concerne pas, elle se retrouve en première ligne, en position délicate, impliquée malgré elle. Son jeu d’équilibriste est magistral. Telle une Reine, glorifiée ou déchue, puissante ou fragile, elle modèle notre vision du film. Et contrairement à son personnage qui comprend que naviguer entre deux eaux peut conduire au naufrage, le film cherche à rester à flots en dénonçant autant l’extrême wokisme que le masculinisme ou le racisme.

Les choix d’Alma

Pourquoi pas? Finalement, un film dont on peut débattre, c’est si rare de nos jours. Le cinéma américain du milieu, ces drames complexes aux enjeux souvent psychologiques ou sociologiques, sont abandonnés par les studios. Pas étonnant qu’After the Hunt arrive directement sur Prime Video en France. Trop sulfureux? Trop sensible?

Ou, à l’instar d’Une bataille après l’autre, trop neutre? Pourquoi, finalement, choisir entre une jeune étudiante, noire, lesbienne et riche, qui ment sur son travail, et un professeur blanc, charmeur, érudit et intelligent qui ne sait pas se contrôler physiquement? Ou, sous un autre angle, quel féminisme choisir entre celui d’une jeune qui sait s’affirmer en exprimant ses souffrances et frustrations, et celui d’une professeure qui a préféré se soumettre aux pouvoir des hommes pour avancer et être leur égale ?

« – Tu es mon mari, je t’ai épousé. – J’ai gagné la bataille, j’ai perdu la guerre? – Je suis toujours là, non? »

After the Hunt aurait du regarder du côté de Tar, beaucoup plus subtil et plus trouble sur le sujet. Ce qui n’empêche pas ce film de Guadagnino d’être étourdissant autour de ces enjeux comme de ces personnages. Mais le film semble prisonnier de son académisme, et ne réussit jamais à exploser son cadre. Le réalisateur installe ainsi une théâtralité assez terne et presque monotone, trop réfléchie et pas assez vivante, pour évoquer un dilemme cornélien. Sans provoquer de tragédie.

« Phèdre n’est plus que la honte et l’horreur de soi-même. » (Racine)

Pourtant Julia Roberts, intense et pas forcément plaisante (même son fameux rire n’est pas filmé frontalement), est la parfaite Phèdre des temps modernes, à des années lumière de son rôle d’enseignante progressiste dans Le sourire de Mona Lisa. Entourée d’un mari déconstruit (Michael Stuhlbarg, impeccable), d’un ami trop intime et complice, hantée par un premier amour qu’elle a détruit dramatiquement, d’une psy confidente (Chloé Sevigny), elle se veut l’égale de tous et toutes dans une société dévorée par les inégalités et les injustices. Et il y a aussi les trahisons, les erreurs, les jugements, les sanctions. Personne ne prend vraiment soin de l’autre ou ne cherche à comprendre un geste ou un cri. Le dialogue semble impossible tout comme l’égalité. L’épilogue démontre d’ailleurs une certaine vision d’une Amérique qui aurait triomphé de cette révolution « woke ». L’opportunisme l’emporte, cyniquement. Légèrement réactionnaire?

Vu la surdose d’ambiguïtés, on pourrait le croire. Il n’y a aucune morale. Tout le monde s’en sortira, dépassant sa dépendance affective les uns envers les autres. Chacun finit dans son coin, dans son camp. Même si Luca Guadagnino se place in fine du côté des femmes de pouvoir, en faisant confiance au temps, à la contrition, à la confession, au pardon.

Mais le cinéaste prend quand même partie pour deux éléments essentiels au bonheur. Le besoin de vie privée. On a tous un jardin secret, et il doit rester secret (« On ne peut plus rien garder pour soi de nos jours »). Et le besoin d’amour (le vrai, celui du mari, pas le toxique, le pulsionnel, l’identitaire ou le caché).

Un « I love you » adoucit tout ces drames individuels, même si le prix à payer s’avère élevé. Cela coûte bien plus qu’un billet de vingt dollars, avec la tête d’Andrew Jackson, président populiste, raciste, et esclavagiste. Le dollar achèterait-il tout? Malgré toutes les failles du film, Guadagnino révèle une fois de plus qu’un ultime plan en dit beaucoup plus que tout un film sur ses réelles intentions. After the Hunt est bien la conclusion pessimiste et grinçante d’une époque révolue.

After the Hunt
Venise 2025
2h19
Sur Prime Video le 20 novembre 2025
Réalisation : Luca Guadagnino
Scénario : Nora Garrett
Image : Malik Hassan Sayeed
Musique : Trent Reznor et Atticus Ross
Production : Amazon MGM Studios
Avec Julia Roberts, Andrew Garfield, Ayo Edebiri, Michael Stuhlbarg, Chloë Sevigny, Thaddea Graham...