La chair serait-elle condamnée à être triste au cinéma? C’est ce qu’on pourrait croire avec deux films qui sortent à quelques semaines d’intervalles : Babygirl d’Halina Reijn et Queer de Luca Guadagnino.
Les deux films abordent les fantasmes et les désirs de quincagénaires passablement névrosés. Rien de neuf a priori. Mais avec une réalisatrice explorant les contradictions et pulsions d’une femme qui se veut parfaite et un cinéaste ouvertement gay s’intéressant aux boire et déboires d’un homme misanthrope et cynique, on aurait pu s’attendre à un regard particulier, voire singulier, sur le sujet.
Or, dans les deux cas, à trop vouloir farfouiller la psyché de manière Freudienne, on assiste à deux œuvres plus cérébrales et esthétisantes que sexualisées et trippantes. Et dans les deux films, on remarque qu’ils se font dévorer par leurs trios d’interprètes.

Babygirl est en cela un tour de force de la part de Nicole Kidman, qui retrouve un grand personnage après quinze ans de rôles plus ou moins convenus. Sa splendide performance et son génie du jeu ne pouvaient pas échapper aux yeux d’Isabelle Huppert, présidente du jury de Venise qui a récompensé l’actrice australienne d’un prix d’interprétation. C’était d’autant plus inévitable que Kidman incarne une femme qu’Huppert aurait très bien pu jouer.
- Romy, PDG d’une grande entreprise, a tout pour être heureuse : un mari aimant, deux filles épanouies et une carrière réussie. Mais un jour, elle rencontre un jeune stagiaire dans la société qu’elle dirige à New York. Elle entame avec lui une liaison torride, quitte à tout risquer pour réaliser ses fantasmes les plus enfouis…
Voilà donc une créatrice et dirigeante d’entreprise, mariée à un metteur en scène forcément brillant (Antonio Banderas, impeccable), mère de deux enfants, dont l’aînée qui se débat dans ses histoires amoureuses homosexuelles. Bel appartement dans Manhattan, grande propriété à l’écart de la métropole pour respirer. Halina Reijn ne lésine pas sur l’American Dream libéral et progressiste.
On comprend vite que la dominante est dominée. Par ses peurs (un chien dans la rue), par son passé (ayant grandie dans une secte pas catholique), par les injonctions de toute part (les actionnaires, les cadres de sa start-up d’un côté, l’éternelle jeunesse et la nécessaire forme physique de l’autre). On balance des slogans vides de sens (l’intelligence émotionnelle pour vendre des robots, « la faiblesse peut-être une valeur »), on mise sur la technologie toujours plus performante (pour effacer les rides – « Tu ressembles à un poisson mort » – et évacuer les traumas). Toujours se maintenir en équilibre, ne jamais céder au vertige, contrôler le temps. Pour cela, on dépend du botox, de son smartphone, de ses performances professionnelles chiffrées, du nombre de calories brûlées sur un tapis, du porno en ligne pour atteindre l’orgasme…

Doggy style
Dans ce monde en proie à une forme de déshumanisation, un jeune homme va gripper la belle mécanique. Il est tatoué, il fume, il a toujours des cookies dans la poche. L’image même du bad guy contemporain. Difficile de résister à sa beauté, à la fois candide et sauvage, mystérieuse et assurée. Harris Dickinson (Triangle of Sadness) est idoine pour être ce séducteur qui va entraîner Kidman dans les abysses de ses fantasmes.
« Good girl! »
Un jeu de domination/soumission qui, s’il est dévoilé, met en péril tout ce qu’elle a construit. « C’est moi qui ait l’ascendant sur toi. Je passe un coup de fil et tu perds tout« . La loi du désir vs la loi tout court. Un Cinquante nuances de Grey (un peu moins niais, mais pas forcément plus subtil) qui vire à la descente aux enfers de Fassbinder dans Shame. Ce n’est jamais sulfureux, ni transgressif. C’est même assez sage. Ni émoustillant, ni provocateur. Le sexe est réduit à des situations scénarisées où le plaisir a du mal à prendre place.

Mais pouvait-il en être autrement dans ce Proposition indécente 2.0? La liaison fatale est ponctuée de clichés et gavés de thèses morales hétéronormées. La cinéaste écrase tout élan dramatique et s’interdit toute empathie pour ses protagonistes. Jusqu’à flirter avec un épilogue presque ridiculement heureux.
Soumission alchimique
Halina Reijn n’est même pas excitée par les possibilités de son histoire. Elle déroule avec application la « déviance » d’une femme qui veut perdre le contrôle. Cette quête de déséquilibre, à défaut de nous déstabiliser, réussit malgré tout à nous embarquer dans cette épopée humaine incertaine. Mais la réalisatrice est tellement fascinée par son actrice qu’on en vient à être un voyeur non consenti d’une vie privée qui ne nous regarde pas.
« Si je veux être humiliée, je paierai quelqu’un pour le faire »
Après tout ce sont des adultes consentants. Ce qu’on nous montre n’est pas déplaisant, mais ce n’est ni marquant, ni troublant. Elle ne se rend pas plus service en surchargeant le propos de points de vue hors-sujets. Elle gâche parfois son film avec des dialogues et des enjeux personnels ancrés dans une vision sociétale ringarde et terriblement déjà vue : la jalousie, la possessivité, le rôle de la femme dans le foyer, l’absence du père, le masculinisme sont traités en majesté. Si elle émancipe furtivement son héroïne du patriarcat, la cinéaste semble plus mal à l’aise à l’idée de proposer autre chose qu’un féminisme dépendant d’un pénis et accro au mâle dominant. La femme a gagné l’autonomie financière et le pouvoir, ça devrait suffire non? Malaisant.
Finalement, c’est la dualité entre les douleurs intimes et la douceur gestuelle du couple cougar-twink, leur vulnérabilité mutuelle, qui émeut le plus. La femme piégée et l’homme blessé se confondent alors dans un alliage improbable où la perversité transcende l’âge, le sexe, la classe sociale.
Mais pas de quoi vouloir s’essayer à des jeux BDSM. On attendait autre chose d’un regard féminin sur le désir féminin, autre chose d’un film non américain, donc moins puritain, sur l’orgasme et la sexualité, et enfin autre chose sur les variations du plaisir en ces temps plus trop binaires.
Queer n’incite pas plus à filer sous les tropiques pour s’envoyer en l’air, que ce soit avec du sexe, de l’alcool, des drogues ou avec des plantes hallucinogènes. Luca Guadagnino se tape un trip métaphysique et psychologique, entre Fear and Loathing in Las Vegas (Terry Gilliam), The Lost City of Z (James Gray) et Stars at Noon (Claire Denis).
- Dans le Mexico des années 50, Lee, un américain, mène une vie désabusée au sein d’une communauté d’expatriés. L’arrivée du jeune Allerton va bouleverser l’existence de Lee, et faire renaitre en lui des sentiments oubliés.
Le film n’a rien de dérangeant. L’homosexualité est moins problématique que la drogue. L’homophobie, pourtant pregnante dans les sociétés latino-américaines des années 1950, est même évacuée. Là encore, le voyeur en sera pour ses frais. On voit quelques beaux culs, des bouches extatiquement ouvertes, des morsures d’oreiller. Une fellation et une masturbation sont pudiquement filmées. Mais pas de quoi en faire un film érotisant. Ce sont presque les scènes de préliminaires et de fantasmes – caresses imaginées ou réelles, érection sous le caleçon, regards qui veulent dire « oui » – qui s’avèrent les plus émoustillantes. La sensibilité gay du cinéaste ne change rien à un film finalement trop pudique et jamais subversif. Son regard ne le distingue en rien d’une histoire d’hommes homosexuels filmées par un hétéro ou une femme.

Missionnaire
Le film bande aussi un peu mou question rythme et intrigue. C’est à croire que tourner dans la chaleur moite de l’Amérique latine ne permet pas à un cinéaste d’exciter le montage, à défaut de nous exciter. Pourtant, techniquement, Guadagnino nous aguiche avec une photo sublime de Sayombhu Mukdeeprom (chef op des films d’Apitchapong Wheerasethakul, du récent Grand Tour de Miguel Gomes, mais aussi de Call Me By Your Name et Challengers). La musique de Trent Reznor et d’Atticus Ross (dont on connait les géniales partitions des films de David Fincher) sont superbes. Tout cela dégage une belle sensualité.
Quant aux acteurs, ils imposent avec charisme une présence remarquable, même quand il ne se passe rien. Jason Schwartzman est méconnaissable en loser qui oublie ses mésaventures en se tapant de jeunes et beaux mexicains. Drew Starkey, connu essentiellement avec la série Outer Banks, charme très vite en expat posé, ambigu mais curieux. Mention spéciale à Lesley Manville en « sorcière amazonienne ». Mais c’est bien Daniel Craig, impeccable en addict torturé, qui est au centre de toutes les attentions. Oubliez James Bond, et revoyez Love is the Devil ou Layer Cake. Craig a toujours été un grand acteur, capable de toutes les transgressions.
À l’instar de Kidman dans Babygirl, le film se focalise sur son personnage et laisse peu de place à d’autres angles ou points de vue. Et comme pour Babygirl, Queer est dicté par la loi du Désir, tout en se refusant à être érotomane.

Paradoxal de voir deux films aussi bien incarné par leur star et aussi peu habité par leur récit. Ici, la désincarnation atteint son paroxysme et conduit à un vagabondage beaucoup trop stylisé. Le flirt entre Eros et Thanatos ne se concrétise jamais devant la caméra.
Consentement contractuel
De son côté, le réalisateur italien s’égare trop souvent entre ses sujets. Le plus réussi est le portrait d’un daddy décadent, attiré par un jeune homme énigmatique qui lui fait oublier ses putes latinos baisés à l’hôtel. Un chassé-croisé-baisé entre les deux hommes aux allures d’un film de Wong Kar-wai. On se perd un peu plus dans le voyage psychotrope des diverses cames englouties par son corps et de ce périple peu avenant au fin fond de la jungle. Et le film se retrouve acculé dans une impasse quand il s’agit de donner un sens à tout ça.
À quoi bon la forme si le fond ne dit rien? Cette chronique erratique sur un amour tantôt fusionnel, tantôt unilatéral, des envies insatisfaites voire frustrées, un défi à la mort autant qu’un doigt d’honneur à la vie conformiste ne nous emmène nulle part ailleurs que sur un lit où un vieil homme songe à son fantôme préféré, rongé par ses excès et sa solitude. Comme souvent dans les films du réalisateur, l’emprise prend le dessus et devient le thème principal de son imaginaire, sans savoir s’en défaire.
« Il ne s’agit pas de comprendre. Il s’agit de croire. »
Pour tenter de s’en détacher, Guadagnino n’est pas, lui non plus, avare en excès. Des effets visuels (parfois subtils, d’autres trop visibles) aux entourages (pas loin du stéréotype caricaturé), de poisons (en bouteille ou en seringue) aux hallucinations, le nirvana n’est pas un chemin de tranquillité. Le vieil anglais pourrait même paraître un peu pathétique à toujours vouloir faire la tournée des bars des environs et des poutres dans le pantalon. De Tequila en plans cul, on assiste à un immense spring break qui se prolonge sans raison.

Babygirl et Queer, c’est un peu la métaphysique des lubriques dans un monde un peu trop idéalisé. Et en tout cas débarrasser des contingences matérielles. Au pire, la morale vous rattrape. Mais dans les deux films, la malédiction qui s’abat sur ces obsédés (de l’orgasme pour l’une, du paradis artificiel pour l’autre) est nourrie par leurs démons intérieurs. Kidman se soumet à un jeune mâle dominant, persuadée qu’elle peut aussi le protéger. Craig court après un jeune mec fuyant, convaincu qu’il peut l’affranchir. Or, c’est l’inverse qui se produit. Leurs deux conquêtes vingtenaires deviennent finalement leurs aide-soignants, les guérisseurs éphémères de leurs blessures enfouies et mal cicatrisées.
Sans être toxique, ces récits produisent une sensation de post coïtum triste. Les allégories sont trop appuyées ou futiles pour nous immerger dans la sensation, ou, au minimum, nous faire frôler une quelconque émotion.
Elle et Lui
Malgré Kidman, malgré Craig, on se désintéresse assez rapidement de leur libido en vrac et de leurs vagues conséquences. Pourtant, ça ne manque pas d’amour (trop retenu sans doute), ni de complicité, ni même de beauté. Difficile de résister aux insaisissables Dickinson comme à Starkey. Las, entre la moraline autour d’une liaison adultérienne masochiste et l’autodestruction programmée d’un intello socratique, il est tout aussi difficile d’avoir de l’empathie pour ces deux personnages trop à l’étroit dans leur société. On en a bien plus pour ces deux jeunes hommes qui décident où et quand et comment.
Ainsi, de ces amours impossibles, il reste ce sentiment contradictoire où l’on s’apitoierait presque pour les deux adultes matures tandis qu’on se laisse fasciner par les motivations floues et fluides de leurs amants. On abandonne Kidman en cours de route dans son film « verhoevenien » comme on ne se soucie plus de Craig dans sa (trop) longue odyssée survivaliste.
À défaut de jouissance, il nous reste au moins quelques beaux souvenirs. Bizarrement, les deux cinéastes filment très bien les « ratages » liés à une première fois, tous ces petits échecs, tantôt par maladresse, tantôt par incompétence, qui conduisent finalement à une expérience unique qu’on souhaite répéter. Connaître l’autre – bibliquement, physiquement, psychologiquement – est un apprentissage. Le sexe peut en être l’une des étapes, mais certainement pas un but. En restant à la surface des choses – de la psyché comme de la chair – les deux films échouent à traduire sa richesse et sa faculté à être un antidote à l’isolation. Ici le sexe n’est qu’un palliatif qui sert de prétexte à filmer deux grands comédiens au bord de la crise existentielle.
Babygirl
Venise 2024.
1h54
Sortie en salles le 15 janvier 2025
Réalisation et scénario : Halina Reijn
Avec Nicole Kidman, Harris Dickinson, Antonio Banderas...
Distribution : SND
Queer
Venise 2024.
2h16
Sortie en salles le 26 février 2025
Réalisation : Luca Guadagnino
Scénario : Justin Kuritzkes, d'après l'œuvre de William S. Burroughs
Avec Daniel Craig, Drew Starkey, Jason Schwartzman...
Distribution : Pan