Rotterdam 2021 : Archipel de Félix Dufour-Laperrière

Rotterdam 2021 : Archipel de Félix Dufour-Laperrière

C’est peu dire que l’on attendait le nouveau long métrage de Félix Dufour-Laperrière, deux ans après le magnifique Ville Neuve qui demeure ce que l’on a vu de plus excitant au cinéma depuis des lustres. Présenté en première mondiale dans la compétition “Big Screens” du festival de Rotterdam, Archipel nous surprend, nous happe, nous perd, nous émeut et nous éblouit. Film foisonnant, dense, urgent et presque fiévreux, il nous emporte au rythme du fleuve Saint-Laurent dont il entreprend d’explorer les “mille îles”, réelles ou imaginaires.

En voix off, un homme et une femme conversent. C’est elle qui sera notre guide au cours de ce voyage poétique dans lequel le texte et les images sont comme deux lignes mélodiques qui se répondent, se soutiennent et se complètent inextricablement. La narratrice revendique sa subjectivité : “capricieuse”, elle ne s’arrête pas aux frontières et va là où un mélange de hasard et de désir la porte, à Longueil (“Ce n’est pas une île !”, s’exclame le personnage masculin. “Pour nous, ça le sera”, rétorque-t-elle), à l’Ile-Perrot, dans le quartier Sainte Rose…

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Les images d’archives ou documentaires (parfois retouchées) se mêlent aux dessins et peintures animées dans une forme libre et déliée qui renoue avec les recherches formelles présentes dans les courts métrages du réalisateur, et notamment avec son utilisation fulgurante de l’abstraction. C’est une déambulation rêveuse, exigeante et forte, qui ose la carte de la narration intermittente, de l’improvisation jaillissante, en un mot de la liberté farouche. Par son rythme et sa structure, Archipel imite la physionomie du fleuve et emporte le spectateur dans un torrent de mots, d’images, d’émotions et de sensations. Certains nous frappent, d’autres nous filent entre les doigts.  Le film nous laisse sans cesse le choix de visiter chacune de ses îles, ou au contraire d’y flâner au gré de nos envies. 

Le voyage est différent pour chacun, de même que le rapport aux territoires, à ce “chez soi” qui court en filigrane, varie en fonction de qui nous sommes. Comment un morceau de terre devient-il un lieu défini, une région, un pays ? Comment s’y forment sentiments d’appartenance et communauté d’esprits ? Quelle relation entretenons-nous avec les territoires qui nous façonnent, et sur lesquels en retour nous projetons nos désirs, nos espoirs et nos émotions ?

Le propos, comme le film, est indéniablement ambitieux. Félix Dufour-Laperrière a l’audace de faire confiance à son spectateur, et embrasse à la fois une esthétique et une animation qui refusent la facilité de l’illustration littérale, et la poésie absolue d’une voix-off que l’on voudrait pouvoir écouter en boucle. L’importance des mots était déjà fondamentale dans Ville Neuve, à travers trois monologues sidérant de justesse et de profondeur. Cette fois, ils sont même au centre de la réflexion du film, car ce sont eux qui permettent de s’approprier toute chose, y compris le monde dans sa globalité comme dans ses détails. Si le territoire devient un peu plus qu’un contexte géographique ou historique, c’est par la perception que l’on en a, par  la rêverie, l’imaginaire et l’affect, tous véhiculés par les mots spécifiques que l’on emploie. 

Impossible de ne pas relier cet attachement à la parole et aux territoires à l’histoire complexe du Québec et aux revendications des premières nations pour voir reconnus leurs droits. On entend d’ailleurs dans Archipel la voix de la poétesse innue Joséphine Bacon lisant dans sa langue natale un extrait de son recueil Bâtons à message, en réponse aux propos péjoratifs entendus dans les images d’archives. C’est également sur l’une de ses citations que se clôt le film, qui sonne comme une promesse pleine d’espoir et de défi : “Quand une parole est offerte, elle ne meurt jamais. Ceux qui viendront l’entendront.”

Fiche technique
Archipel de Félix Dufour-Laperrière (Québec, 2021)
Avec les voix de Florence Blain Mbaye, Joséphine Bacon, Mattis Savard-Verhoeven.
1 h 12