Berlin 2021 : Moon, 66 questions de Jacqueline Lentzou

Berlin 2021 : Moon, 66 questions de Jacqueline Lentzou

Epargnée par la crise sanitaire l’an passé, la Berlinale a choisi une formule hybride pour son édition 2021 : du 1er au 5 mars se tient une version en ligne, destinée aux professionnels. En juin – si tout va bien – le grand public pourra découvrir les films des différentes sélections sur grand écran. D’ici là, Ecran Noir vous livre ses coups de coeur et découvertes. Avec, pour commencer, un premier long métrage grec sensible et lumineux d’une réalisatrice dont nous suivons le travail depuis plusieurs années, Jacqueline Lentzou.

On envie les spectateurs qui découvriront, dans un avenir qu’on espère proche, Moon, 66 questions, présenté dans la compétition Encounters de la Berlinale 2021. Car avec ce premier long métrage de Jacqueline Lentzou, c’est tout un univers qui se révèle, entre humour mélancolique et portrait doux-amer du monde contemporain. 

Ceux qui s’intéressent au court métrage suivent le parcours de la réalisatrice grecque depuis longtemps. En 2017, Hiwa était déjà présenté à Berlin. Nous vous en parlions en ces termes dans notre panorama des courts métrages les plus intéressants de l’année

Dans Hiwa, Jacqueline Lentzou tente de reconstituer à l’écran l’expérience intime du rêve. Tandis que le personnage raconte en voix-off le contenu du songe qu’il vient de faire, la caméra se fait subjective pour traduire en images les sensations et les émotions de la nuit. À l’aide de gros plans et de faible profondeur de champ, elle nous entraîne dans une succession de scènes tantôt oniriques, tantôt ultra-réalistes qui laissent transparaître les sourdes inquiétudes de celui qui les rêve. D’une beauté magnétique et sidérante.

L’année suivante, elle récidivait avec Hector Malot – Last days of the year, sélectionné et récompensé à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes. Différent formellement, cette drôle de chronique intime, qui dépeint par petites touches le portrait d’une jeune fille semblant toujours un peu à côté de sa vie, confirmait l’indéniable talent de la cinéaste. On vous vantait alorsla tonalité burlesque des scènes révélant peu à peu la profonde tristesse du personnage”, concluant : “Cette écriture ténue, détachée des contraintes d’une narration classique, permet au film d’être sans cesse sur le fil, regard doux amer sur un personnage dont la fragilité et la maladresse finissent par ressembler à une forme de grâce.”

En 2020, The end of suffering (A Proposal) avait cette fois les honneurs de Locarno. On y retrouve le même personnage féminin, dont le désespoir est si fort que l’univers entier peut le percevoir. Contactée par des Martiens, elle apprend la vérité sur cette planète méconnue, et sur son propre mal-être. Le cosmos, les rêves, la solitude et la mélancolie tissent ainsi cette “Planet symphony” qui mue le doute et le mal de vivre en espoir. 

Si l’on insiste autant sur les films précédents de Jacqueline Lentzou, c’est pour éviter au spectateur de se croire le témoin des débuts balbutiants d’une cinéaste. Car Moon, 66 questions, tout au contraire, vient en prolongement d’une oeuvre déjà existante forte et cohérente, et dont on retrouve ici et là des échos, à commencer par la présence magnétique de la comédienne Sofia Kokkali.

Elle incarne Artémis, une jeune femme qui doit rentrer à Athènes après une longue absence, pour prendre soin de son père malade. Dans le dialogue d’ouverture qui se déroule dans un avion, on apprend qu’elle n’a jamais vraiment réussi à communiquer avec lui. On devine une relation filiale distendue, douloureuse, devenue au fil du temps un poids dont personne n’ose jamais parler. La voilà pourtant contrainte de cohabiter avec ce père mutique et de lui servir de soutien, au sens propre comme au sens figuré.

Si le sujet peut paraître classique, voire convenu, Jacqueline Lentzou en transcende chaque parcelle par son écriture et sa mise en scène. La meilleure idée est probablement d’avoir pensé le film comme un “collage” de styles, correspondant aux différents états traversés par son héroïne. On la voit donc évoluer dans des scènes au naturalisme solaire, à l’humour bienveillant, ou au contraire dans lesquelles le malaise est palpable. En parallèle, le personnage nous livre en voix-off ses pensées et ses émotions, dans une forme de journal enregistré qui se mêle à des images vidéo plus anciennes, dont on comprend peu à peu qu’elles ont été filmées par son père, traces indéniables d’un passé plus heureux. 

A l’incertitude de la jeune femme, à ses peurs et à ses espoirs, répondent ainsi des images qui livrent par bribes infimes la vision du père, et son propre ressenti. Lui aussi offre son intériorité aux regards, permettant un dialogue à deux voix parallèle à celui tentant de se nouer dans la réalité. En plus de sa force émotionnelle, ce procédé narratif donne au film une teinte intime et sincère qui est pour beaucoup dans sa singularité. 

Il faut croire que certains artistes sont simplement habités par la grâce, portant sur toute chose un regard qui n’appartient qu’à eux, et permet au spectateur de percevoir fugacement le monde à travers leurs yeux. C’est la sensation que l’on a avec tout le cinéma de Jaqueline Lentzou, qui semble nous révéler une autre manière de percevoir les êtres et les situations. Devant sa caméra, tout prend une autre acuité : un air absent nous laisse entrevoir une souffrance incommensurable, un silence semble hurler le mal-être des protagonistes, un fou-rire partagé sonne comme une victoire sur la mort.

Nul besoin donc d’appuyer les scènes, ou de multiplier les dialogues, pour raconter ce face-à-face délicat entre deux êtres murés dans leurs angoisses. Artémis doit faire le deuil d’un père qu’elle n’a jamais connu, la maladie l’ayant changé à jamais. Pâris doit accepter sa nouvelle condition et accepter sa dépendance et sa fragilité. C’est par l’image, les non-dits et le hors-champ que se livrent leurs combats. De la même manière, c’est par petites touches que le rapprochement espéré devient peu à peu possible. 

Parce qu’elle a cette manière bien à elle de capter le réel et de l’enchanter en même temps, Jacqueline Lentzou peut presque tout se permettre : filmer au plus près des corps la distance émotionnelle entre deux êtres dont on sent la réticence à se toucher, faire intervenir le cosmos et même la divination, s’abandonner dans de longs plans rapprochés et contemplatifs sur le visage de son actrice, imaginer une révélation énorme et impromptue en cours de film… Chaque scène trouve naturellement sa place dans le récit, tantôt fragment narratif qui vient s’ajouter à l’édifice, tantôt parenthèse décalée qui aide à relâcher la tension, tantôt moment lourd qui vient contrebalancer le précédent… C’est la vie, dans ses hauts et ses bas, qui se présente à nous. Passer en une minute du désespoir face à la maladie d’un père à l’excitation d’une partie de tennis de table. Danser dans un garage, fondre en larmes en changeant une housse de couette, manger de la glace à même le pot. 

Le film saisit ainsi à la volée la multiplicité des sensations complexes qui composent l’existence, les mouvements de flux et de reflux qui la façonnent. Rien n’y est jamais figé, définitif. Et si c’est sur une note d’espoir qu’il se conclut, on sent intuitivement que ce n’est qu’un moment parmi tant d’autres dans le voyage entrepris côte à côte par les deux protagonistes.