Cannes 2021 | Le souvenir : Joanna Hogg éblouit avec une fresque intime en deux volets

Cannes 2021 | Le souvenir : Joanna Hogg éblouit avec une fresque intime en deux volets

En découvrant les deux volets de son film Le Souvenir, on se demande comment on a fait pour passer si longtemps à côté de Joanna Hogg. Le fait qu’aucun de ses longs métrages précédents n’aient été distribué en France n’a évidemment pas aidé. Pourtant, dans le circuit des festivals, la réalisatrice britannique s’est fait un nom et une réputation dès son premier long métrage, Unrelated, couronné par le prix de la presse internationale au festival de Londres en 2007. 

Le film met en scène une femme d’une quarantaine d’années qui part en vacances en Toscane avec une amie et délaisse la compagnie des adultes pour celle de leurs enfants adolescents. Les critiques, à son sujet, évoquèrent à la fois Rohmer et Ozu, saluant la « naissance d’une réalisatrice » et s’enthousiasmant sur son mélange de fraîcheur et d’aisance. « Je voulais faire un film avec tout ce que l’on m‘avait dit de ne pas faire à la télévision » expliqua-t-elle à l’époque avec simplicité et malice. Elle venait en effet de passer presque deux décennies à travailler pour le petit écran, réalisant des séries et des clips. 

Avant cela, sa biographie précise qu’elle doit ses débuts au réalisateur d’avant-garde Derek Jarman, rencontré à Soho dans les années 80, et qui lui prêta une caméra super 8. C’est ainsi qu’elle put tourner le court métrage qui lui ouvrit les portes de la National Film and Television School dont elle est sortie diplômée en 1986. Son film de fin d’études, Caprice, révélait d’ailleurs une Tilda Swinton encore inconnue – et que l’on retrouve en mère aimante dans Le Souvenir. Pourtant, il reçut un accueil mitigé, jetant Joanna Hogg dans les bras de la télévision.

Il faut donc attendre le milieu des années 2000 pour qu’elle se lance dans le cinéma. Après le succès d’Unrelated, viennent Archipelago (2010) puis Exhibition (2013), qui fut présenté à Locarno. En 2019, son film suivant, Le Souvenir, part 1, est en compétition à Sundance où il remporte le Grand prix du jury. Il sort dans la foulée aux États-Unis et en Grande Bretagne. En France, il est montré dans le cadre d’un focus sur Joanna Hogg au festival de la Roche-sur-Yon à l’automne 2020 avant une sortie en salles sans cesse repoussée, et désormais datée à la fin de l’année 2021.

Découvrir les deux films à la suite est une vraie chance, et on peut remercier La Quinzaine des Réalisateurs d’avoir fait l’effort de les présenter ensemble sur la Croisette. On réalise d’ailleurs à la vision qu’il s’agit plus précisément d’un long métrage proposé en deux parties que de deux films indépendants, le second commençant là où s’arrêtait le premier, et le revisitant avec un éclairage sensiblement différent.

La première partie s’ouvre sur un monologue du personnage féminin, Julie, qui présente le film sur lequel elle est en train de travailler. Très vite, le récit se resserre sur sa relation avec Anthony, un homme plus âgé, mystérieux et séduisant, dont elle découvre par hasard qu’il est héroïnomane. Le second volet s’ouvre juste après sa mort par overdose et entremêle le travail de deuil de la jeune femme avec ses débuts en tant que réalisatrice.

Il est difficile de dissocier le diptyque de son concept de départ : tourner sans scénario traditionnel, avec des dialogues souvent improvisés, et sur une base en partie autobiographique, qui donne au film l’aspect trouble et onirique du souvenir. Si le « souvenir » du titre évoque un tableau, celui de Fragonard qu’Anthony montre à Julie au début de leur relation, il fait également référence au mécanisme à l’oeuvre dans le film, et qui semble guider la construction du récit, telle une déambulation dans les souvenirs du personnage féminin.

On entre ainsi par bribes dans cette relation dont on ne connaît pas les prémices, de même qu’on a toujours un peu l’impression d’arriver et de repartir au milieu de situations ou de conversations dont les tenants et les aboutissants nous échappent. Comme lorsque l’esprit se focalise sur une phrase ou un geste en particulier, et laisse le reste dans une forme de flou insaisissable.

Bien que l’addiction d’Anthony soit clairement au coeur de la relation du couple, d’abord comme un secret, puis comme une tierce personne avec laquelle il faut composer, le film n’en fait jamais son sujet principal. Certes, on n’échappe pas au schéma classique selon lequel Anthony manipule Julie et est prêt à la voler pour obtenir de l’argent, mais pour autant, Le Souvenir n’est jamais l’histoire d’une jeune femme sous emprise, injustement manipulée par un homme pervers. Si l’on pouvait le craindre à la fin du premier volet, lorsque leur relation atteint un tour véritablement dramatique, la deuxième partie modifie cette sensation en donnant à voir la situation sous un angle sensiblement différent. Il devient alors évident que le projet est plus subtilement, mais aussi de manière plus complexe, l’histoire de la construction du personnage, en tant que femme et artiste, à travers son vécu particulier, dans lequel cette histoire d’amour aussi stimulante qu’ambivalente joue évidemment un rôle fondamental. 

La deuxième partie aborde d’ailleurs plus nettement cette question, interrogeant la manière dont l’expérience intime interagit avec l’acte de création, et donnant une autre lecture à certaines séquences du premier film. Cette deuxième partie commence sur un rythme plus nerveux. On s’attendait à une longue convalescence à la campagne, à un lent travail de deuil, mais Joanna Hogg filme tout le contraire. Le personnage reprend très vite le cours de sa vie, un cours forcément infléchi par ce qu’elle vient de traverser, et qu’il lui est désormais nécessaire de raconter. Le deuil se mêle à la création. L’apprentissage au désarroi. Julie confronte sa perception et son souvenir d’Anthony à sa réalité. Elle tente d’apprendre sur lui des détails nouveaux et d’entrer dans une intimité secrète qui lui était refusée de son vivant. Reconstituer leur histoire devient sa mission et sa source d’inspiration à la fois. 

C’est là que prend tout son sens une conversation entre les deux amants, lors de ce que l’on imagine leur premier rendez-vous. Il y était question d’un cinéma qui raconterait la vie « comme elle se vit », non pas en épousant une forme purement documentaire, mais en puisant directement dans un matériau réel dont on ferait quelque chose de neuf. Cette ambition exprimée par Julie devient l’une des principales clefs de ce deuxième volet dans lequel elle met en application ce désir, dressant le portrait incertain d’un être sur lequel elle revendique de ne pas détenir la vérité absolue, et qui garde jusqu’au bout sa part d’ombre. Cela pourrait être terriblement mélo, mais l’écriture flottante de Joanna Hogg, et son sens lapidaire du montage, excluent toute tentation de romantisme. Au contraire, la juxtaposition « cut » des scènes, parfois entrecoupées d’images de « found footage » tournées par la réalisatrice elle-même lors de ses études, provoque souvent un jaillissement de sens, voire une fulgurante ironie. 

Le spectateur qui espérait un dénouement définitif ou au moins des réponses à ses questions en sera ainsi pour ses frais. Ce n’est pas faute d’avoir été prévenus : dans nos souvenirs ne subsistent jamais que des traces de réalité plus ou moins déformées, plus ou moins cohérentes, et plus ou moins fantasmées. 

En sélection à la Quinzaine des Réalisateurs.