C’est quoi un bon film social ? Emmanuel Carrère pourrait bien nous avoir apporté la réponse avec Ouistreham, son cinquième long-métrage de cinéma, présenté en ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs.
La France « d’en bas »
Écrivaine respectée, Marianne Winckler se lance un nouveau défi : écrire un livre sur le quotidien des travailleurs précaires. Pour ce faire, elle s’installe près de Caen et intègre une équipe de femmes de ménage, tout en cachant sa véritable identité. Pendant 1h46, le spectateur suit alors avec appréhension l’immersion de cette bourgeoise dans un environnement où elle détonne.
Adapté de l’essai de Florence Aubenas Le Quai de Ouistreham, Ouistreham dépeint avec un réalisme déconcertant le quotidien de ces travailleurs de l’ombre, que le tout-public ne tient pas à voir, que ce soit dans un lotissement de bungalows ou sur un ferry. Grâce au talent certain de Juliette Binoche, le film oscille durant la première partie (fidèle au livre) entre humour et embarras : des entretiens d’embauche aux premiers contacts avec ses collègues, Marianne tâtonne, répète ce qu’on lui dit et pourrait presque passer pour un personnage comique (« Pourquoi la propreté ? C’est ma passion »).
Aux côtés ce Christèle (incarnée par la scene-stealer Hélène Lambert), Marianne s’ouvre petit à petit, laissant entrevoir ici et là son côté rêveur, son rapport particulier à l’argent et donc ses priorités différentes (liées à son milieu d’origine). Mais c’est dans ce flou instauré par un jeu de dissimulation qu’Emmanuel Carrère touche le coeur de son sujet : la guerre des classes dans laquelle les gens « d’en haut » finissent toujours par jouir de la générosité de ceux « d’en bas ».
Jeu de dupes
Si le film démarre sous les meilleurs auspices, il n’est pourtant pas dépourvu de légères failles. A commencer par cette seconde partie qui débute lorsque le personnage de Marianne affirme avoir trouvé le personnage principal de son futur ouvrage : Christèle. Personnage plus vrai que nature (!), celle-ci parvient rapidement à toucher le spectateur. Elle semble si convaincue que son avenir est déjà scellé que l’on ne peut qu’espérer qu’elle luttera davantage contre ce déterminisme. Loin de tout sentimentalisme ou d’un quelconque voyeurisme, le scénario d’Emmanuel Carrère et Hélène Devynck nous emmène jusqu’aux absurdes confins d’un système injuste car déséquilibré.
Au-delà du film social qui rappelle aisément La Loi du marché et En guerre de Stéphane Brizé, Ouistreham se démarque par l’esprit de sonorité qu’il tente (parfois maladroitement) d’instaurer. L’ensemble peut néanmoins sembler terni par une révélation convenue car prévisible — dès lors que le personnage principal cache son identité, ce n’est jamais qu’une question de temps avant qu’elle ne soit démasquée…
Sans jamais prendre de risque sur le plan technique (plans fixes, bande son réduite au minimum, photographie réaliste), Emmanuel Carrère maîtrise parfaitement son sujet dans Ouistreham : la vraie vie des vrais gens. On regrette l’absence de choc visuel des deux univers décrits ici mais on applaudit l’insertion d’un personnage intersexe campé par une actrice intersexe.
« Les métiers d’entretien c’est l’avenir. On en aura toujours besoin et on ne peut pas les délocaliser. »
Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs. Réalisateur : Emmanuel Carrère Avec : Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne