Cannes 2021 | La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov, tourbillon ardent

Cannes 2021 | La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov, tourbillon ardent

En 2018, Léto, chronique vitaminée qui s’intéressait à la scène rock en Russie dans les année 80, nous avait (un peu) laissé sur notre faim : trop long, manquant parfois d’aspérités, encore contraint malgré son excentricité. De retour avec La Fièvre de Petrov, une adaptation du roman Les Petrov, la grippe, etc. d’Alexeï Salnikov, le réalisateur russe Kirill Serebrennikov balaye tous nos doutes et livre le grand film que l’on attendait de lui.

Fresque étourdissante, dense et complexe, La Fièvre de Petrov est un film que l’on regarde en apnée, les yeux exorbités et le cerveau carburant à plein régime. Ce récit épique et bourré d’une énergie folle nous plonge dans la Russie contemporaine, sur les pas de Petrov, qu’une forte fièvre accompagnée par une massive consommation d’alcool plonge dans une succession d’hallucinations et de réminiscences que ni lui ni nous ne sommes capables de distinguer a priori. Entre nostalgie et absurdité, on voyage donc avec lui dans un trolley où tout le monde a un avis sur tout puis dans un corbillard volé, on se rend à une fête costumée, on rencontre des extra-terrestres, et on replonge même dans le passé.

Habité par un souffle jamais démenti, La Fièvre de Petrov emporte tout sur son passage, tourbillon halluciné et hallucinant d’images, de mots et de musiques qui font vivre au spectateur une expérience forte et difficilement descriptible. Peut-être est-on, comme le personnage, dans un état second qui donne au monde une patine étrange et irréelle, et nous offre la sensation galvanisante d’être dans une communion parfaite avec le film. N’est-ce d’ailleurs pas le propre du cinéma que de nous transporter brutalement d’un endroit à l’autre, par la seule magie du montage ?

in St. Petersburg, Russia, Tuesday December 10, 2019. (Photo Sergey Ponomarev for The New York Times)

On embrasse donc la fièvre de Petrov et c’est à travers elle que l’on s’immerge dans cette société foncièrement en colère, usée et à bout, dans laquelle les mères de famille rêvent d’égorger leurs enfants, et où la violence sociale fait écho à la violence physique fantasmée. On pourra objecter que le propos de Serebrennikov est parfois confus, et qu’il n’est pas toujours facile à décoder. On est effectivement sidéré par le tempo effréné du film, et plus encore par la virtuosité de sa mise en scène.

Avec ses éclairages artificiels à la beauté onirique, ses séquences nocturnes aux tons verts, sa caméra qui semble flotter, douée d’une vie propre, sa magistrale mise en espace d’appartements labyrinthiques, mais aussi ses plans singuliers et déformants, il s’impose comme une œuvre intimement baroque, portant la patte unique d’un auteur qui refuse de considérer le cinéma comme du théâtre filmé.

Se détachant d’une nécessité à tout prix narrative, ou plus précisément linéaire, il rend compte d’une expérience avant tout sensorielle, dans laquelle aucune didascalie ne vient indiquer le passage entre rêve et réalité, hallucination et fantasme. Seuls les souvenirs semblent s’afficher comme tel, en noir et blanc ou en super 8. Encore ressemblent-ils à des courts métrages indépendants insérés au milieu du récit, et lui faisant écho en dévoilant un hors-champ insoupçonné.

Nul besoin de comprendre les symboles cachés derrière chaque plan ou chaque dialogue du film pour percevoir le profond pessimisme, teinté d’ironie et de flamboyance, qui anime Petrov et les autres. Dans une société gangrenée par le racisme, la misère et le désespoir, les issues sont peu nombreuses : la mort ou l’alcool, la folie, l’imaginaire ou la nostalgie. Mais malgré ses avanies, la Russie n’est pas tout à fait morte. Ou en tout cas, comme le souligne l’épilogue ironique du film, n’est-elle pas prête de se laisser enterrer.

Fiche technique
La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov (Russie, France, 2021)
Avec Semyon Serzin, Chulpan Khamatova, Yuriy Borisov, Yulia Peresild... 2h26
Sortie : 1er décembre 2021
En compétition officielle