Cannes 2021  |  Yoriko Mizushiri, cinéaste des sensations

Cannes 2021 | Yoriko Mizushiri, cinéaste des sensations

La présence à Cannes de la réalisatrice japonaise Yoriko Mizushiri avec le court métrage Anxious Body, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs, est l’occasion de revenir sur le travail de cette cinéaste à l’univers visuel et métaphorique si personnel et si ténu à la fois, peuplé d’éléments du corps menant leur propre existence (bouches roses, doigts aux ongles peints) et de tranches de poisson cru moelleuses et sensuelles, elles aussi douées de vie propre.

Chacun de ses films ou de ses clips est une invitation au jeu des correspondances. Au-delà d’une tonalité feutrée et de la prédominance de teintes pastels, on y retrouve en effet une sensualité douce et joyeuse, des motifs récurrents qui ne cessent de se recombiner, et plus généralement une sollicitation des différents sens, notamment gustatifs.

Sushi (2011), comme son nom l’indique, met en scène le plus emblématique met de la gastronomie japonaise. Qui aurait cru qu’on puisse frémir à la vision d’une lame du couteau entrant dans une tranche de poisson ? Dans Futon (2014), nourriture et parties du corps se confondent jusqu’à la fusion, dans une sensualité là encore communicative. Teleport (2017) fait quant à lui cohabiter dans le même plan des fragments de scènes morcelées : une bouche qui glisse le long d’une épaule, une boule de glace qui rebondit au ralenti dans sa gaufrette, des doigts qui entrent doucement dans une boulette de riz, des morceaux de poisson cru qui remontent lascivement le long d’un bras nu… Et ainsi de suite de film en film : chaque image, d’une délicatesse extrême, sème le trouble dans les sens du spectateur, qui se retrouve frémissant, suspendu aux moindres inflexions d’un doigt ou d’une baguette.

Son nouvel opus, Anxious body, nous laisse tout aussi pantelant, tant la réalisatrice continue de construire et d’inventer son propre langage cinématographique autour de la notion de sensation, et plus particulièrement du toucher, à l’aide d’images fortes fondées sur des répétitions visuelles et des associations d’esprit.

Le film s’ouvre sur un dévidoir à scotch vu du dessus. Un mouvement rapide nous amène en gros plan sur l’extrémité de l’objet, là où se trouve la partie métallique dentée que l’on utilise pour découper le ruban adhésif. Des doigts, roses et vernis, commencent à le dérouler lentement, dans une sorte de chuintement doux. Il est difficile de décrire le geste précis de ces deux doigts saisissant le ruban transparent, rebondissant l’un contre l’autre à son contact, et l’entraînant avec détermination vers le bas du cadre, puis totalement hors champ, tant il est délicat et évocateur. Le scotch se découpe alors nettement, chaque dent y laissant son empreinte. Le rituel recommence ensuite avec la même lenteur appliquée.

Comme fascinée par les propriétés de ce matériau banal, Yoriko Mizushiri fait du scotch le motif central du film. Dans des plans frontaux et lents, elle en éprouve l’adhésion sur le corps de son personnage, captant le tressaillement de la pulpe du doigt à son contact et la résistance de la peau qui d’abord accompagne le mouvement puis se remet vivement en place lorsqu’il se décolle. Elle étudie minutieuse cette tension entre l’objet inerte et la peau qui est elle souple et vivante, et qui réagit par une vibration ou tressaillement à chaque contact.

Il s’agit d’ailleurs à la fois de la peau du personnage féminin et de celle du serpent blanc, autre protagoniste de cet étonnant ballet qui compte également une raquette de tennis et un énigmatique triangle blanc. Les gestes se répètent, les objets se combinent entre eux, chaque plan faisant ainsi écho au précédent dans une succession qui ne doit rien au hasard, et opère une forme de gradation nerveuse.

Tout est évidemment très beau, mais dans une tonalité inquiétante que vient renforcer une bande son presque anxiogène. Il y a aussi la plaie ouverte (un petit lambeau de peau pend sur le doigt du personnage) qui est prétexte à titiller les sens du spectateur dans un raffinement de sadisme souriant. Il y a ainsi dans Anxious body moins de douceur, plus d’étrangeté sourde et d’inquiétude feutrée que dans les oeuvres précédentes de Yoriko Mizushiri. A moins que la cruauté sous-jacente de son cinéma ne soit cette fois plus évidente. Quoi qu’il en soit, la réalisatrice confirme qu’elle porte une voix véritablement singulière dans le cinéma en général et dans l’animation contemporaine en particulier.

Sur la croisette
Anxious body (court métrage) 
En compétition à la Quinzaine des Réalisateurs