Une cultivatrice d’orchidées se rend à Bogota pour aller voir sa sœur malade. Réveillée en pleine nuit par un bruit étrange et sourd, elle commence à être hantée par des sons qu’elle est la seule à entendre.
Il y a quelque chose de presque paradoxal à écrire sur Memoria, tant le nouveau long métrage du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul est une expérience intime à vivre individuellement, sans a-priori, et de l’intérieur. Tout ce que l’on pourra dire ne sera alors que la traduction subjective et personnelle des sensations suscitées par ce pur objet de cinéma.
Avant toute chose, prévenons déjà le spectateur : il faut s’autoriser à trouver le temps long et même, peut-être, à s’ennuyer. Le dispositif du film, en effet, n’évoque pas franchement la frénésie ni le suspense : des plans fixes, filmés à distance, et qui jouent sur la durée, réelle et ressentie. Il serait donc naïf de ne pas accepter qu’à l’image du personnage interprété par Tilda Swinton, certains spectateurs, dans la salle, seront des « antennes », possédant le don de capter ces vibrations infimes venues du passé, tandis que d’autres ne pourront qu’en deviner les contours flous. Mais au fond peu importe, puisque le moindre de ces contours vaut probablement plus que la moitié des films vus en compétition à Cannes cette année.
Pour autant, on se tromperait en pensant que Memoria est excessivement cérébral. C’est en réalité tout l’inverse : une invitation à un voyage immersif sur les traces des origines du monde, et de sa mémoire collective, à travers une allégorie qui révèle les fils invisibles qui nous rattachent, malgré nous, à tout ce qui fut.
Pour raconter cette (très belle) histoire, Apichatpong Weerasethakul se place à la frontière entre la fiction, le cinéma conceptuel et la vidéo d’art. Une démarche que l’on peut qualifier d’expérimentale dans son désir de s’abstraire des contraintes traditionnelles de narration, pour trouver son propre rythme. Les adjectifs pour le qualifier s’imposent d’eux-mêmes : contemplatif, hypnotique, exigeant.
On est en effet en face d’un cinéma qui ne compte que sur la force de ses images et de sa mise en scène, sans oublier sa bande sonore qui joue ici un rôle primordial dans l’intrigue. C’est par le son que se fait la connexion entre le personnage principal et celui qui sera son guide dans cette plongée mystique. On a rarement vu idée de cinéma plus poétique que celui de ce son (« comme si une boule de béton glissait dans un tube métallique ») qui vient hanter cette femme, comme pour la relier à un épisode précis de la genèse de notre monde (la séquence durant laquelle on découvre l’origine de ce « boum » impérieux est aussi énigmatique que sublime).
Dans ce cinéma de la contemplation et du détail, le sens naît du regard du spectateur. Concrètement, on voit une femme se réveiller en sursaut au milieu de la nuit, on assiste à un concert, on contemple des ossements vieux de plusieurs milliers d’années, et on veille un homme qui s’endort d’un sommeil sans rêve s’apparentant à la mort. Chaque plan (parfois étiré jusqu’à nous faire perdre toute notion de durée) nous emmène d’une réalité presque triviale à un vertigineux point de vue universel sur le monde, le temps et l’histoire.
Comme souvent avec l’œuvre du cinéaste, on est tenté de qualifier Memoria de film de fantôme : celui d’un son, puis d’un homme, et enfin du passé et des origines. Mais il pourrait tout aussi bien être un long rêve comateux à la cataplexie contagieuse. On se retrouve alors entre deux états, flottant et subjugué, vivant le film en même temps qu’on le regarde.
Dans l’oeuvre d’ Apichatpong Weerasethakul, il existe souvent des êtres qui sont des « passeurs » entre différentes couches de réalité. Difficile de ne pas faire le parallèle avec le rôle du cinéaste, qui révèle aux yeux des spectateurs les réalités enfouies et les « beautés du monde » dont il est question dans le film. Cela nous évoque son oeuvre passée, chacun de ses longs métrages étant hantés par cette intuition d’une correspondance intime entre les temporalités et les mondes : celui des vivants, celui des morts, et cet entre-deux poreux qui les relie, à travers des cimetières oubliés, des cités enfouies, des dormeurs éveillés.
Il y a aussi ce moment en état de grâce où les souvenirs douloureux d’Hernan font pleurer le personnage féminin qui les ressent – physiquement – comme s’il s’agissait des siens. Là aussi l’analogie avec le cinéma est évidente, qui fonctionne couramment sur le principe d’empathie avec ce qui se déroule à l’écran. Peut-être les films, comme les rêves, sont-ils les lointains échos d’un passé qui ne cesse jamais de vibrer, et que certains, que nous appelons artistes, sont capables de percevoir et de transmettre. On ne serait pas plus étonné que cela, dans le cas d’Apichatpong Weerasethakul, qu’il s’agisse d’histoires ayant présidé à la vie humaine.
Fiche technique Memoria de Apichatpong Weerasethakul (Colombie, Thaïlande, France, Royaume Uni, 2021) Avec Tilda Swinton, Jeanne Balibar, Daniel Giménez Cacho, Elkin Díaz... 2h16 En compétition officielle