Berlin Alexanderplatz, sublime odyssée sacrificielle

Berlin Alexanderplatz, sublime odyssée sacrificielle

Burhan Qurbani partage avec Fatih Akin une double culture où la coexistence des traditions des pays d’origine et des rêves d’une vie occidentale ne se passe pas sans heurts. Comme le réalisateur germano-turc, le cinéaste germano-afghan filme une Allemagne plus populaire que prospère, plus nocturne que radieuse.

Onze ans après Shahada, entre Islam et Occident, et sept ans après We are Young, We are Strong, sur une attaque xénophobe par des néo-nazis, le réalisateur affronte un autre monstre : Berlin Alexanderplatz, le roman d’Alfred Döblin, odyssée de l’entre-deux guerres adapté en feuilleton fleuve par Raine Werner Fassbinder.

Fiche technique
Berlin Alexanderplatz, 3h03
Sortie en salles le 18 août 2021
Réalisation: Burhan Qurbani
Scénario: Burhan Qurbani et Martin Behnke, d'après le roman d'Alfred Döblin
Musique: Dascha Dauenhauer
Avec Welket Bungué, Jella Haase, Albrecht Schuch, Joachim Krol, Annabelle Mandeng
Distribution: Le Pacte
En compétition au Festival de Berlin 2020

La foi du marché

Il transpose le récit dans un Berlin contemporain. Dans le roman, le personnage central, Franz, était un souteneur, meurtrier, qui sortait de prison et cherchait une forme de rédemption. Ici, Francis est un réfugié, immigré clandestin éprouvé par son périple depuis l’Afrique, qui, pour survivre, se lie à un malfrat instable…

Il faudra trois heures énergiques à Burhan Qurbani pour raconter l’histoire de cet homme malmené par le destin. « Il a survécu, mais ce n’est qu’un instant de grâce ». De facto, l’itinéraire ne sera pas celui d’un enfant gâté par la vie. D’un foyer surpeuplé aux petits jobs esclavagistes, des boîtes de nuit sulfureuses aux parcs remplis de dealers, Francis, entre traumas et colères, trahisons et compassion, doit affronter une société cynique et volcanique. Il faut toute la force visuelle de la mise en scène, ponctuée par de sublimes allégories flirtant avec l’onirisme, et l’intensité du jeu du magnifique Welket Bungué, pour respirer dans ces bas-fonds et insuffler un bel humanisme…

Chemin de croix

Et s’il se laisse piéger, par naïveté, par des hommes ignobles, à commencer par ce dément, misogyne et profiteur Reinhold (Albrecht Schuch, impeccable), les femmes deviennent son salut, que ce soit le couple lesbien protecteur et surtout la suave et amoureuse Mieze (Jella Haase).

Berlin Alexanderplatz ne ménage pas son héros, car il ne l’héroïse pas. Il fait des mauvais choix, il se complait dans le rôle du mauvais garçon, il ne cherche qu’à survivre depuis qu’il a quitté la Guinée-Bissau, laissant derrière lui un cortège d’amis morts en mer. Il veut être bon, mais il tombe sur les mauvaises personnes.

Cela transforme ce film aux influences esthétiques du cinéma asiatique en une épopée humaine et tragique, ponctuée d’ellipses malicieuses, d’accidents saisissants, de flashs et de fulgurances détonantes. Les trois heures de fiction filent à vive allure, avec une fluidité bluffante et un travail du son impressionnant. Et, malgré ses failles, le personnage nous accroche et nous fait espérer, non pas une rédemption, mais une catharsis réparatrice.

Un homme brisé

Le film peut compter sur un scénario cadré et carré, qui n’hésite pas à dénoncer l’hypocrisie des néo-colonialistes et l’exploitation de cette main d’œuvre sans droits. Mais ce qu’il montre avant tout c’est bien l’emprise dans laquelle on peut se perdre, par cupidité ou amour, par malchance ou par méchanceté. Francis va ainsi perdre beaucoup. Mais, grâce à quelques passages quasiment christiques (notamment cette splendide scène de Piéta) et quelques rencontres bienveillantes, il connaîtra l’illusion d’une gloire mirage, une chute fatale, une renaissance, et finalement une existence. Il ne perdra jamais son âme, ni sa beauté ou son charisme, pourtant bien amochés. Invisible, il sera enfin reconnu.  

Burgan Qurbani filme ainsi une crise de foi, où l’âme, le cœur et l’amour semblent les seuls pansements aux tentations qui conduisent des êtres à détruire, même quand ils veulent être « bons ». Classique, mais bien construite, cette fresque magnifique bascule sans accros du chaos à la réconciliation, de la violence à l’apaisement, de l’envie à la vengeance, de la brutalité aux hallucinations. Dans cette spirale infernale, au milieu d’actions perverses, dans cette Babylone vicieuse, où le pire peut advenir, le cinéaste aurait pu nous laisser dans un film noir, sans espoir.

« Comment un homme peut survivre à tout ça ? ». C’est toute la question. Croire en l’amour, en la justice, percevoir la lumière. L’illumination, seule arme destructive de l’humiliation. Le film nous laisse alors en extase d’avoir vécu une transfiguration rayonnante, doublée d’un miracle, oubliant presque le calvaire vécu par un homme déraciné mais jamais abattu.