Cannes 2021 | Entretien avec Paolo Moretti, délégué général de la Quinzaine

Cannes 2021 | Entretien avec Paolo Moretti, délégué général de la Quinzaine

Délégué général de la Quinzaine des Réalisateurs depuis novembre 2018, Paolo Moretti a accepté de répondre à quelques questions, au lendemain de la Soirée de clôture. L’occasion de revenir sur une édition marquée par la jeunesse et la crise sanitaire.

Aujourd’hui, quelles sont selon vous les spécificités de la Quinzaine ? 

Aujourd’hui, je crois qu’avec le comité de sélection on essaye de retrouver chaque année une actualité, une conjugaison contemporaine du concept originaire de la Quinzaine. Au moment où elle est apparue à Cannes en 1969, la Quinzaine mettait en valeur un cinéma qui n’était pas forcément le cinéma officiel ou défendu par les institutions des pays. Ce qui était le cas pour le Festival officiel : la sélection était faite comme ça, un peu comme une exposition universelle où chaque pays présentait les films qui étaient censés représenter le pays. Alors que le point de vue de la Quinzaine était de mettre en valeur des réalisateurs et des réalisatrices et évidemment des films, de soutenir des visions très singulières, pas forcément officielles, assez visionnaires à l’époque et qui témoignaient de l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes dans le monde entier. C’était évidemment des années très mouvementées du point de vue politique, social et esthétique dans le sens où il y avait aussi des nouveaux codes qu’il fallait trouver pour l’interpréter, pour les rendre sur l’écran. C’est là le concept originel de la Quinzaine.

Et qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Depuis, tout le Festival de Cannes, le monde et le monde du cinéma ont évolué. On peut trouver des films très intéressants, très singuliers un peu partout dans le festival mais néanmoins la Quinzaine reste porteuse de cette idée originelle, de cette concentration de matière. Et cette matière ne cesse de se renouveler : chaque année, il y a des cinéastes qui essayent de ruptures avec les codes de narration les plus établis. Et la Quinzaine est là pour les soutenir, pour les rendre visibles en espérant justement contribuer à cette évolution perpétuelle des codes de narration. Cette évolution justement, c’est aussi celle du cinéma.

Peut-on considérer les retours de Jonas Carpignano et Alice Rohrwacher, par exemple, comme l’une des spécificités de la Quinzaine : suivre certains cinéastes ?

Oui et non parce que ce n’est pas vraiment du suivi. On suit des cinéastes qui avancent, qui se mettent eux-mêmes constamment en discussion. Alice et Jonas sont parmi les très rares cinéastes qui reviennent cette année à la Quinzaine. Il y a 24 nouveaux longs métrages, certains sont co-dirigés donc on a 29 réalisateurs et réalisatrices de longs métrages au total. Et parmi les 29, il y en a 22 qui mettent leurs pieds pour la première fois à Cannes. Oui, il y a peut-être un certain suivi de certains et une complicité évidemment mais avec des cinéastes qui sont dans un processus de recherche et ça nous intéresse de savoir où ils vont. Et le cas de Jonas est assez emblématique.

Pourquoi cela ?

C’est sa troisième fois à Cannes ! Il avait Mediterranea à la Semaine de la Critique et ensuite A Ciambra à la Quinzaine des réalisateurs. Mais avec A Chiara, il évolue lui-même dans sa propre recherche. Il y a une ampleur qu’on n’avait pas connue dans ses films précédents […] Il y a un avancement qui était pertinent, notamment sur l’idée d’évolution de codes qui nous intéresse dans la sélection. 

Futura de Pietro Marcello, Francesco Munzi et Alice Rohrwacher

Parmi les longs métrages qui ont été proposés à la Quinzaine mais qui n’ont pas été retenus, pouvait-on déjà voir les traces du Covid comme c’est le cas avec Futura et Le Journal de Tûoa ?  

Dans les deux films que vous citez, le Covid n’est jamais au centre. Il n’est pas au cœur du film. Ce sont des films qui ont été tournés entre 2020 et 2021 et qui ont une dimension documentaire quelque part donc c’était inévitable que ce soit inclus dans les films ou en tout cas que les cinéastes soient sensibles à ce qui s’est passé, à ce bouleversement. Néanmoins, on a reçu des films qui avaient davantage le Covid au centre de leur sujet et au-delà peut-être d’un intérêt plutôt informatif, ils ne nous ont pas vraiment intéressés.

En tant que sélection parallèle, quels sont les défis que l’on rencontre, notamment dans une année comme celle-ci où la sélection officielle est énorme en termes de films ? 

Je me réfère souvent aux premières années de vie de la Quinzaine où c’était très évident qu’il y avait une importance et une raison d’être. Et là, la raison d’être se base sur la complémentarité : la Quinzaine a un sens parce qu’elle fait quelque chose de différent et que peut-être qu’elle regarde les films d’une autre façon, elle compose une sélection avec des critères différents. C’est ça qui fait l’intérêt de la Quinzaine et le fait que la sélection officielle soit XXL est aussi due au fait qu’il y a un grand nombre de films de 2020 qui ont choisi d’attendre. La sélection officielle a la place à prêter à ces opportunités.

Et pas la Quinzaine ?

A la Quinzaine, nous sommes un peu plus contraints : on ne peut que compter sur le Théâtre Croisette et des séances aux Arcades et à l’Olympia. Donc on est resté sur à peu près le même nombre de films que l’on avait en 2019.

Était-ce une évident d’avoir une seule équipe de sélectionneurs pour les courts et les longs métrages ? 

C’est quelque chose que j’ai souhaité mettre en place en 2019. Pour moi, les courts métrages ne sont pas un genre. Ce sont des films au même titre que les longs et ce que j’ai souhaité c’est qu’il y ait une cohérence d’ensemble dans la sélection entre courts et longs. Cela dit, les courts métrages on les traite à la Quinzaine de façon différente par rapport à ce qui peut être fait par nos collègues de Cannes ou dans d’autres festivals importants en Europe.

C’est-à-dire ?

On ne conçoit pas les courts métrages comme des essais de réalisateurs et réalisatrices qui souhaitent passer aux longs métrages. Ce que l’on essaye c’est de mettre en avant et en valeur des artistes qui ont une idée qui se prête à une durée courte. Et encore une fois, si l’on se réfère à la Quinzaine de ses débuts, dans les courts métrages, on trouvait des artistes, des réalisateurs et des réalisatrices qui s’appelaient Carolee Schneemann, Stan Brackhage, Paul Scharits… Je prends toujours ces exemple parce que l’on comprend tout de suite à quel point la Quinzaine et ses courts métrages étaient d’une nature extrêmement particulières. Tous sont des artistes qui vont à la recherche de l’essence même, de la matière, des images en mouvement, qui explorent des nouveaux codes de narrations qui ne peuvent que fonctionner sur ces durées-là. Mais le fait qu’un film dure 8 minutes, 14 minutes, 32 minutes n’a pas forcément moins de densité créative qu’un long métrage ou même un très long métrage.

Auriez-vous un exemple ?

Cette année, on a présenté le film de Peter Tscherkassky, Train Again, qui est un film construit en travaillant deux secondes par deux secondes par deux secondes sur banc optique. C’est ce genre de pratiques que l’on souhaite mettre en valeur dans la sélection des courts. On travaille cette sensibilité avec le comité de sélection parce qu’on pense aussi la programmation en tant que spectre. Dans le court, on peut aller beaucoup plus loin dans la recherche de ce que sont les images en mouvement en 2021. Et quels sont les nouveaux territoires de narration possible. La sélection de courts, disons que ça nous aide à élargir ce spectre de matière présentée. 

Train Again de Peter Tscherkassky

Selon vous, est-ce que le cinéma expérimental est plus apprécié au Festival de Cannes quand il s’agit de courts métrages ? 

La définition de cinéma expérimental est problématique. Je ne l’aime pas trop parce que pour moi tous les films qui nous intéressent ont un certain degré d’expérimentation. Mais ça ne s’arrête pas là ! Si on les a sélectionnés, c’est parce qu’il s’agit d’une expérience réussie. Ça tente quelque chose de nouveau et ça ne fait pas que tenter. Disons que Cannes est au croisement de l’art et du marché, il y a certaines dynamiques qui sont à l’œuvre et c’est ce qui fait l’intérêt de Cannes. Plus que de l’expérimentation, j’aime la recherche de nouveaux codes et de nouveaux langages. Si l’on regarde la programmation dans son ensemble, on peut trouver cette recherche et ces dimensions expérimentales à des endroits où on ne s’y attend pas forcément.

Auriez-vous également un exemple ?

Le film Ouistreham d’Emmanuel Carrère peut être pris pour un film relativement classique en surface mais si l’on creuse un peu, on comprend que c’est un film qui naît d’un texte écrit par une journaliste qui a utilisé la fiction pour pouvoir l’écrire. Florence Aubenas est devenue une personnage de fiction pour pouvoir tirer de son enquête une vérité plus profonde. Un texte qui est déjà difficile à définir entre documentaire et fiction, qui est repris par un auteur intéressé par la question documentaire et à l’origine du projet on trouve une actrice, Juliette Binoche, qui tenait fortement à le faire avec la complicité d’Aubenas. Dans le film, on utilise des acteurs non professionnels — dont certaines et certains sont un témoignage documentaire de ce que le film raconte — et qui trahit le texte documentaire d’Aubenas parce qu’on va mélanger une partie de texte avec une invention fictionnelle. Donc il y a mise en abyme du principe de vérité et qui pour moi relève absolument de la recherche et de l’expérimental. Mais ça ne se voit pas forcément au premier regard. Du coup, on part de Ouistreham et on va jusqu’à Peter Tscherkassky qui travaille et imprime lui-même la pellicule dans sa chambre obscure en 35mm, jouant avec la mémoire, l’histoire du cinéma. C’est le spectre qu’on essaie de traverser mais dans chaque film, si l’on regarde bien, il y a une notion de recherche et une dimension expérimentale. 

Comment expliquer l’absence de longs métrages d’animation cette année et en 2019 ?

On ne l’explique pas en fait. Il n’y a pas d’explication à tout. [Le comité de sélection et moi, NDLR] sommes ouverts, complètement, à toutes les formes. Mais elles doivent être pertinentes par rapport à la programmation, on ne se force pas à inclure un long métrage d’animation s’il n’y en a pas un qui s’impose. On ne fait pas de quota, rien. On ne se dit pas : « Il nous faut un documentaire ! » dans notre programme. On peut trouver des hybridations assez importantes qui font que les films s’échappent un peu à la définition. Documentaire, fiction, film d’essai… Il y a plusieurs films dans la programmation qui fuient un peu une définition facile. Je serais ravi d’inclure des films d’animation mais ils doivent avoir un intérêt, une pertinence par rapport à la programmation.

La jeunesse est très présente cette année à la Quinzaine, est-ce que c’était voulu ? 

Ce n’est pas voulu mais c’est un constat : la nouveauté vient souvent de là. La Quinzaine des réalisateurs est particulièrement sensible justement à cette vibration du contemporain dont la jeunesse est porteuse en fait. C’est un peu inévitable encore une fois. Si l’on se réfère aux premières années de la Quinzaine, Werner Herzog avait 28 ans quand il a présenté son premier film à la Quinzaine, Djibril Diop aussi quand il a présenté Touki Bouki donc il y a quelque chose que l’on essaye de perpétuer sur ce point-là. Je dirais même que la Quinzaine a cette mission, telle qu’on l’interprète, d’être un peu un avant-poste et d’être particulièrement réceptive à tout ce qu’il y a de plus vivant, ce qui bouge et souvent ça vient des jeunes : des jeunes qui regardent des jeunes. Je crois que c’est plutôt naturel. Dans un film en particulier, Futura de Pietro Marcello, Francesco Munzi et Alice Rohrwacher, ce regard témoigne d’une grande inquiétude.

Pourquoi cela ?

Je ne dirais pas qu’ils sont vieux mais ils ont un peu plus âgés et ils regardent cette tranche d’âge que sont les 15-20 ans et pensent avec une sensibilité très particulière. [Pietro Marcello, Francesco Munzi et Alice Rohrwacher, NDLR] ont la volonté du témoignage, que nous nous interrogions sur la génération à venir, donner la parole à des groupes de jeunes dans un esprit collectif. Je trouve que là où le film est juste c’est que le futur relèvera du collectif, des regards collectifs. C’est cette sensibilité et l’intérêt vis-à-vis des jeunes générations que la Quinzaine a toujours porté. Donc on ne fait encore une fois qu’essayer de trouver la déclinaison contemporaine d’un esprit originel dont on se sent très proches.